« On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons
est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied »
...Robert Musil ‘’l’homme sans qualités" Seuil T1 p 47...

A cette demande, nous répondons
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Éloge de la prescription – Marie Dosé

Le temps judiciaire, un instrument politique

mercredi 12 janvier 2022

Extrait du livre "Éloge de la prescription" de Marie Dosé

L’interpellation par la sous-direction antiterroriste (SDAT), en avril 2021, d’anciens activistes italiens, âgés de soixante-cinq à quatre-vingts ans, dont beaucoup furent membres des Brigades rouges, en est la meilleure illustration. C’est Emmanuel Macron lui-même qui, tout en assurant « s’inscrire strictement dans la doctrine Mitterrand », a décidé de transmettre les demandes d’extradition italiennes au parquet en vue de leur exécution. Cette doctrine, officialisée en février et avril 1985, prescrivait de ne pas extrader les condamnés d’extrême gauche qui, réfugiés en France, s’étaient désengagés et avaient « rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés », à l’exception toutefois, nous dit-on, de ceux qui se seraient rendus coupables de crimes de sang. En reprenant précisément les déclarations de François Mitterrand lors de son discours à Rennes du 1er février 1985, puis à l’issue de son déjeuner avec le président du Conseil italien Bettino Craxi le 22 février, enfin devant le 65e congrès de la Ligue des droit de l’homme le 20 avril 1985, force est de constater que l’exception en question est loin d’avoir été clairement posée : dans deux des trois allocutions évoquées, François Mitterrand allègue son refus de protéger la trentaine d’italiens sur les trois cents concernés - qui demeuraient des terroristes « actifs et implacables », sans faire de différence entre ceux qui auraient été condamnés pour crimes de sang et les autres.

Quoi qu’il en soit, cet engagement présidentiel trouvait son fondement dans une conception de l’État de droit en tout point incompatible avec les lois spéciales adoptées dans l’Italie des « années de plomb », où la police était autorisée à procéder à des arrestations « sur intime conviction » et « sans mandat du juge d’instruction », à mener des interrogatoires sans l’assistance d’avocats et des perquisitions sans mandat, tandis que les , délais de détention provisoire étaient allongés et qu’un principe d’égalité des peines était décrété pour toute personne appartenant à un même groupe, quels que soient les délits commis individuellement. C’est sur cette procédure et sur le fondement de témoignages de repentis, par exemple celui de Leonardo Marino 1 qu’ont été échafaudées les condamnations par contumace des militants d’extrême gauche qui, n’ayant de surcroît aucun droit à être rejugés, n’auront donc jamais rencontré leurs juges. Et puis, comme le rappelait François Mitterrand, « ce qui importe avec le terrorisme n’est pas tant de savoir comment on y entre, mais plutôt de savoir comment on en sort ».

Au nom d’une même doctrine, la France, successivement, a donc accueilli des condamnés, s’est engagée à ne pas les extrader, puis a offert quarante ans plus tard de les livrer à l’Italie en vue de l’exécution d’une peine qui, pour l’un d’entre eux au moins, est prescrite. La doctrine Mitterrand fut pourtant décidée « en plein accord avec l’Italie, pour apaiser les esprits dans les deux pays », explique Jean Musitelli, conseiller diplomatique de l’ancien président de la République, et « n’a créé aucun problème : elle a été définie lors d’une rencontre avec le président du Conseil italien de l’époque Bettino Craxi, dont François Mitterrand était très proche 2 Les policiers étaient très favorables à accorder l’asile aux Italiens, poursuit l’avocat Jean-Pierre Mignard, qui avait assisté aux réunions préparatoires. Les filatures avaient démontré qu’ils ne présentaient aucun danger. Les autorités italiennes n’étaient pas hostiles non plus. Leurs prisons étaient pleines. C’est comme ça que nous avons élaboré le pacte qui deviendra la doctrine Mitterrand 3 

Mais l’heure n’est plus à l’apaisement : l’Italie des années 2000, taraudée par un populisme de droite dure, fustige la doctrine à laquelle elle avait adhéré et réclame dorénavant l’extradition des « asilés ». En 2019, Matteo Salvini, ministre de l’intérieur d’extrême droite, a publiquement souhaité à Cesare Battisti, ce « communiste assassin » extradé (en réalité, ramené en Italie en toute illégalité) et condamné in absentia à la perpétuité, de « pourrir en prison », s’engageant au passage à ce qu’il ne bénéficie d’aucun aménagement de peine. Force est de constater qu’il a tenu parole : Cesare Battisti, aujourd’hui âgé de soixante-sept ans, a été incarcéré dans une prison de haute sécurité en Sardaigne, à l’isolement, puis transféré au centre pénitentiaire de Rossano, celui-là même que l’on réserve aux terroristes islamistes. Le 2 juin 2021, il a entamé une seconde grève de la faim et des soins, précisant dans une lettre adressée à sa fille que « le quartier de haute sécurité de Rossano est une tombe ». L’éditorialiste libéral Mattia Feltri a dénoncé dans La Stampa, journal de centre droit, « un État italien qui à l’endroit de Battisti ne ressent pas une urgence de justice mais une urgence de vendetta ». Et de poursuivre : « Je repense à ces paroles d’indignation de l’Italie, face aux appels des intellectuels français, cette soi-disant gauche caviar qui s’opposait énergiquement à son extradition et qui encore aujourd’hui s’oppose à celle d’autres ex-terroristes parce qu’ils estimaient que notre justice n’est pas à la hauteur d’un État de droit. Voilà, nous étions indignés par ces appels, mais ils avaient raison. 4 » Et voilà donc ce que l’Élysée définit comme « l’absolu besoin de justice des victimes », justifiant in fine l’extradition de ceux que la France a accueillis quarante années durant. En Italie, les anciens membres des Brigades rouges, de Prima Linea et d’autres organisations armées, sont tous ou presque sortis de prison dans les années 1990. À l’instar de Mario Moretti, ancien chef des BR qui a reconnu avoir personnellement abattu Aldo Moro le 9 mai 1978 et a bénéficié d’une semi-liberté en 1998 après seize ans d’emprisonnement, ou de Sergio d’Elia, ancien dirigeant de Prima Linea libéré après douze ans de prison et élu député en 2006. Les « repentis » ont vu leur peine fortement réduite ou simplement « oubliée » en échange d’informations, et les « dissociés » ont bénéficié de remises de peine non négligeables en contrepartie d’une reconnaissance pleine et entière de leur responsabilité et de leur engagement à renoncer à la violence.

En France, après vingt ans, une peine criminelle ne peut plus être exécutée, et tout justiciable condamné par défaut peut faire opposition de sa condamnation pour être à nouveau jugé et confronté à ses juges. Pas en Italie. Ces Italiens condamnés en leur absence n’auront donc jamais droit à un nouveau procès, et tous connaîtront le même régime carcéral que Cesare Battisti. La faillite de l’État de droit est telle dans ce pays que les magistrats n’hésitent plus à statuer contra legem pour empêcher l’acquisition de la prescription de la peine dont certains condamnés doivent ou devraient bénéficier.

La durée de la prescription de la peine en Italie se calcule en fonction du quantum de la peine infligée, non de la nature criminelle, délictuelle ou contraventionnelle de l’infraction. Une peine se prescrit après une durée égale au double de son prononcé, dans la limite de trente ans : un justiciable italien condamné à dix ans d’emprisonnement verra donc sa peine prescrite après vingt années, celui qui aura écopé d’une peine de vingt ans de réclusion criminelle voyant sa peine prescrite trente ans après qu’elle est devenue définitive. En revanche, toute condamnation à perpétuité est imprescriptible.

L’un des Italiens sous le coup d’une procédure d’extradition, Luigi B., a été condamné, en 1991, à vingt-six ans d’emprisonnement, toutes peines confondues ; incarcéré en 1979 pendant huit mois, il a été remis en liberté faute de preuves, et a rejoint la France en février 1982. En l’absence d’acte interruptif de prescription, la peine prononcée à son encontre est prescrite depuis le 8 avril 2021. Mais à la toute fin de mars 2021, en pleine pandémie de Covid-19, une audience de quinze minutes consacrée à la « déclaration de délinquant d’habitude ou de récidive 5 » de Luigi B. s’est tenue en Italie, en visioconférence. En effet, seule cette déclaration a le pouvoir d’empêcher la prescription de sa peine le 8 avril, date à laquelle la ministre italienne de la Justice a transmis sa requête à son homologue français afin de « ne pas laisser impunis les attentats des Brigades rouges ». L’article 103 du code pénal italien consacré à la « récidive appréciée par le juge » dispose que « la déclaration de délinquant d’habitude est également prononcée contre celui qui, après avoir été condamné pour deux infractions, est condamné pour une troisième, si le juge, compte tenu du type et de la gravité des infractions, du délai dans lequel elles ont été commises, de la conduite et du type de vie du délinquant [...], considère qu’il dédie sa vie à la délinquance » .

Depuis 1991, Luigi B. n’a jamais été condamné, pas plus en Italie qu’ailleurs. Son casier judiciaire ne porte mention d’aucune condamnation en France, pays qu’il n’a pas quitté depuis 1982, et il demeure parfaitement inconnu des services de police français. La cour d’assises de Milan avait explicitement considéré, en 1988, que « les déclarations faites par [une tierce personne dissociée et jugée crédible par les autorités italiennes] qui le rencontra en France amènent à penser que [Luigi B.] s’est totalement éloigné de la pratique terroriste et de la lutte armée depuis plusieurs années ». Et la cour d’assises de faire référence à une « dissociation de fait » susceptible de le faire bénéficier des « circonstances atténuantes générales prévues à l’article 62 bis du code pénal ». Qu’importe, le juge italien a considéré trente ans plus tard que la vie de cet homme était « dédiée » à la délinquance, et a déposé la déclaration au greffe du tribunal le 30 mars 2021 : « La fuite, qui perdure depuis quatre décennies, et l’absence d’éléments démontrant une quelconque forme de repentir [...] nous portent à considérer comme toujours actuelle la dangerosité sociale de Luigi B. » , a-t-il osé justifier. L’avocat de Luigi B. a évidemment formalisé un recours contre cette déclaration devant le tribunal d’application des peines, lequel a confirmé la décision attaquée. Si le casier judiciaire de Luigi B. est vierge, c’est donc que ce « délinquant ontologique professionnel » est assez malin pour commettre des infractions sans que les autorités policières et judiciaires françaises s’en aperçoivent...

Mais entre-temps, par arrêt du 11 mai 2021, la cour d’assises de Milan déclarait officiellement prescrite la peine de Luigi B., rappelant que « le passage du temps démontre la définitive ou la progressive perte d’intérêt de l’État à poursuivre le condamné ». Pendant ce temps, la France, elle, se félicitait d’avoir transmis ces demandes d’extradition au parquet : « Elle s’inscrit, à travers cette transmission, dans l’impérieuse nécessité de la construction d’une Europe de la justice, dans laquelle la confiance mutuelle doit être au centre », expliqua l’Elysée 6 . Une justice qui incarcère des vieillards condamnés en leur absence trente ou quarante ans plus tôt, qui ne s’expliqueront jamais devant aucun juge et finiront leur vie dans des prisons de haute-sécurité. « La vengeance déguisée en justice est notre plus affreuse grimace », écrivait François Mauriac 7 ; il est à craindre que ces décennies passées transforment immanquablement la justice en vengeance.

La France a permis à ces Italiens de devenir des écrivains, des professeurs, des pères et des grands-pères, avant finalement de trahir ses engagements : « Je répète que la position prise par un État, par l’intermédiaire de son plus haut représentant, ne devrait pas être contredite vingt ans après... L’État doit respecter la parole donnée. C’est une question de cohérence et de principe », assène en vain Robert Badinter.

Quant à l’ancien président de la commission italienne d’enquête parlementaire sur le terrorisme, Giovanni Pellegrino, il déclare, courant 2000 : « Pendant les années 1970, il y a eu une véritable guerre civile, bien que de basse intensité. [...] Aborder sans cesse une question de cette envergure, c’est-à-dire les plaies ouvertes par une guerre civile, au moyen de l’outil pénal, de l’incrimination pénale, trente, vingt ou quinze ans après les faits, cela me semble carrément une chose étrangère au sens civil d’une démocratie qui se prétend vraiment accomplie. [...] Aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire justice, car il est passé trop de temps. Nous pouvons seulement entreprendre une démarche de véritéPropos cités dans « Les asilés italiens ne doivent pas être extradés », tribune de Michel
Tubiana, Louis Joinet, Irène Terrel, Le Monde, 4 mars 2019. »

Le 22 juin 1946, trois ans après la chute de Benito Mussolini, les crimes de droit commun et les crimes de guerre commis par les fascistes ont été amnistiés par un décret du ministre de la Justice, le communiste Palmiro Togliatti. En France, l’amnistie des militants de l’Algérie française et de l’OAS, amorcée en 1962 avec les accords d’Évian, fut étendue entre 1964 et 1968 par la promulgation de trois lois. Vingt ans après la fin de la guerre d’Algérie, François Mitterrand a fait adopter une ultime loi permettant notamment aux généraux du putsch d’avril 1961 de percevoir leur retraite et d’être réintégrés dans leurs décorations. Le Premier ministre italien Mario Draghi insiste, lui, comme pour mieux légitimer les récentes demandes d’extradition, sur le fait que « la mémoire de ces actes barbares est encore vive dans la conscience des Italiens 9 ». N’est-ce pas jeter de l’huile sur le feu de cette mémoire et interdire toute possibilité d’apaisement que d’exiger l’exécution de sentences prononcées des décennies plus tôt ? Les crimes fascistes n’étaient-ils pas, eux aussi, ancrés dans la conscience des Italiens au moment de l’amnistie Togliatti ? Enfin, que penser de notre actuel garde des Sceaux, ancien avocat, claironnant sa fierté « de participer à cette décision qui [...] permettra à l’Italie, après quarante ans, de tourner une page de son histoire 10 ? Ce même garde des Sceaux qui, trois ans plus tôt, assénait gaillardement que « pour les victimes, le lieu du deuil n’est pas le tribunal mais le cimetière 11 ? La prétendue nécessité d’incarcérer des vieillards jusqu’à la fin de leurs jours pour « tourner une page d’histoire » révèle surtout le glissement progressif de l’Europe vers le mythe victimaire et l’infantilisation qu’il recèle, terreaux de tous les populismes. En guise de page d’histoire, celle qui s’ouvre devant nous a de quoi inquiéter.

 

Adriano Sofri, ancien dirigeant de l’organisation d’extrême gauche Lotta continua, a été condamné à vingt-deux ans de prison par la cour d’assises de Venise, tandis que son délateur « repenti », Leonardo Marino, bénéficiait de la prescription. Dans son livre Le Juge et l’Historien (Verdier, 1997), Carlo Ginzburg dénonce les irrégularités de ce procès et les mensonges de Leonardo Marino.
 

Jérôme Gautheret et Jean-Baptiste Jacquin, « Comment la France a décidé d’arrêter sept anciens activistes italiens », Le Monde, 29 avril 2021.

Philippe Ridet et Jérôme Gautheret, « Le long exil de l’extrême gauche italienne à Paris », M. le mag, 22 février 2019

Éric Jozsef, « En Italie, Cesare Battisti dénonce un acharnement carcéral », Libération, 18 juin 2021

« Dichiarazione di delinquenza abituale. »

AFP-Reuters, « Sept Italiennes et Italiens, dont d’anciens membres des Brigades rouges, interpellés en France », Le Monde, 28 avril 2021.

Dans L’Express, 28 novembre 1957. Voir François Mauriac, D’un bloc-notes à l’autre (1952-1969), Bartillat, 2004.

Propos cités dans « Les asilés italiens ne doivent pas être extradés », tribune de Michel Tubiana, Louis Joinet, Irène Terrel, Le Monde, 4 mars 2019.

AFP-Reuters, « Sept Italiennes et Italiens, dont d’anciens membres des Brigades rouges, interpellés en France », art. cit.

10 Ibid.

11 Entretien avec Xavier Alonso, 24 heures, 12 novembre 2017.


Voir en ligne : Eloge de la prescription – Marie Dosé