« On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons
est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied »
...Robert Musil ‘’l’homme sans qualités" Seuil T1 p 47...

A cette demande, nous répondons
« c’est que, ici maintenant, une fois de plus, il le faut bien ! »

Accueil > Mémoires > Progetto Memoria, La prison spéciale > Introduction au Progetto Memoria



Introduction au Progetto Memoria

vendredi 7 janvier 2022

Ce travail propose de retracer l’expérience subie dans les prisons spéciales #1">1 par les personnes poursuivies pour participation à bande armée sur la période de vingt ans prise en compte dans le cadre de la recherche Projet mémoire (1969-1989). Pour éclairer certains évènements qui ont précédé et suivi l’expérience spécifique à ce type d’institution carcérale et en souligner les particularités, des documents se rapportant à ces expériences sont proposés.

Les documents et les communiqués pris en considération, écrits par les prisonniers politiques durant ces vingt ans et plus, s’élèvent à plusieurs centaines. La sélection que nous proposons a pour but d’informer sur les conditions de vie à l’intérieur de la prison spéciale, sur les expériences individuelles ou collectives vécues au cours de l’incarcération, sur les luttes et les ripostes que les prisonniers ont élaboré et sur les organisations collectives dont ils se sont dotés.

Des documents plus complets, traitant d’analyses politiques et de thèses générales, ne sont pas présentés ici et le seront dans un volume suivant.

Toutefois la plupart des documents sélectionnés contiennent des éléments du débat politique propre aux différentes formations et à leurs diverses orientations. Certains passages font partie de travaux plus amples et généraux, parmi lesquels ont été sélectionnés ceux qui traitent plus particulièrement de la prison, alors que ceux qui ne s’y réfèrent pas ont été exclus. Dans le débat sur la situation carcérale, étant donné que depuis un certain temps la réflexion sur la prison devient une réflexion sur la lecture donnée de la séquence politique, et en particulier sur la validité de la lutte armée comme instrument d’action politique, les documents émanant de la période successive à 1982 reflètent en grande partie ces deux aspects du débat. En 1983-84, avec le débat sur la dissociation et surtout en 1987-88, au moment où le débat interne sur « la solution politique » est à son acmé, les deux éléments ne sont plus clairement identifiables. C’est la raison pour laquelle nous ne proposons ici que les « documents clés » ayant initié tous ces débats, documents indispensables afin de rendre compte des transformations internes à l’emprisonnement politique. Pour tous les autres, se référer au travail qui va suivre relatif aux documents de politique générale rédigés en prison.

Compte tenu de la diversité des positions, des regards et des expériences qui se sont confrontés au fil des ans, toutes les voix ont eu leur place, et ce dans la limite de l’espace disponible. La lecture par ordre chronologique rend compte du débat tel qu’il s’est développé avec différentes positions, bien qu’il ait été à l’époque moins cohérent que ce qu’il apparaît ici, puisqu’en prison tous ces matériaux circulaient avec beaucoup de difficultés. Parmi tous les documents de même nature quant à leurs contenus, qu’ils proviennent d’un même espace de référence ou qu’ils aient été produits à partir d’autres documents dans le but de soutenir l’une ou l’autre position, ceux qui ont été choisis endossent donc une valeur emblématique. Cependant, ce choix ne représente pas la totalité des nombreux points de vue des personnes engagées, ni l’ampleur des espaces concernés.

Parmi les documents écrits par les détenus certains sont des poésies ou des lettres (adressées à des amis ou bien à des revues, des journaux ou des groupes organisés), dont une partie a été à l’époque diffusée, et les autres sont des journaux intimes ou des témoignages conservés dans nos archives. Afin de rendre la lecture plus facile et de pallier en partie le manque de documents représentatifs d’un vaste ensemble de personnes qui, au cours des années d’emprisonnement, ne se sont pas reconnues dans certaines des positions politiques documentées ici, nous avons fait le choix de diversifier les formes expressives. D’autre part, en plus d’informer sur l’appréciation des évènements, le texte propose de donner des informations sur ces derniers au fur et à mesure qu’ils se produisent dans l’objectif de rendre compte du climat, de l’évolution des situations et de la manière dont ces évènements s’imbriquent entre eux.

Les « témoignages ultérieurs » sont encore plus hétérogènes. Ce sont souvent des extraits de livres ou des récits écrits quelques années, voire de nombreuses années après les faits auxquels ils se réfèrent. Ils sont pourtant d’un grand secours pour mieux comprendre certains faits déjà évoqués et sont parfois le seul élément de documentation disponible.

Les textes qui sont proposés sont représentatifs d’expériences significatives, en particulier pour la période 1980-1983, quand la détention politique dépassait quatre mille personnes. À la fin des années 80, les prisonniers encore détenus dans les « prisons de sécurité maximale » se comptent par centaines et vivent en majorité leur incarcération en « ordre dispersé », par conséquent les communiqués de cette période reflètent des réflexions et des débats émanant d’espaces numériquement plus réduits.

Que ce soit pour des raisons de place ou de choix d’arguments (et bien qu’une partie importante des prisonniers politiques de la moitié des années 80 ait été prise en compte), la diversité des expériences des espaces dits « homogènes » 2 n’est pas explorée ici. En revanche, la différence de traitement subie par ces prisonniers est ici documentée au vu de l’impact important qu’elle a eu sur l’ensemble du corps collectif des prisonniers politiques et particulièrement sur ceux qui ont été incarcérés dans les prisons spéciales.

Afin de mettre en évidence les conséquences de l’application de mesures abstraites sur les vies concrètes des personnes qui les subissent, l’expérience de la prison dans son ensemble, de même que la vie quotidienne des prisonniers, est documentée sur ces deux versants à la fois (les lois qui régissent la prison, l’institution des prisons spéciales et des « espaces homogènes », ainsi que celle des « braccetti della morte » 3 , les restrictions au sens de l’art. 90 à travers des textes de lois, des circulaires ministérielles, des décrets, leurs effets étant repérables dans les textes des détenus).

Le matériau informatif présenté a été écrit en prison par des personnes directement impliquées dans une telle expérience, exception faite de quelques évènements pour lesquels des reconstructions à posteriori ont été nécessaires et cela par divers groupes sociaux et autres regroupements, comme à propos du massacre d’Alessandria en 1974.

Les documents internes sont écrits par des personnes en détention condamnées pour « association subversive » et « bande armée » ou bien poursuivies dans le cadre d’enquêtes avec ces mêmes caractéristique.

Seuls quelques textes y font exception, rédigés par des personnes ayant partagé étroitement l’expérience carcérale avec des militants de diverses formations et qui ont d’une certaine manière adopté leurs « mots d’ordre » et leurs pratiques relationnelles. En réalité, les prisons spéciales ont été remplies aussi bien par des détenus politiques que par des détenus de droits communs réputés « dangereux » par l’administration à cause de leur intolérance aux règles carcérales et indépendamment du fait d’avoir appartenu ou pas à des organisations « extra-légales » ou à des « bandes » de braqueurs. Les faits évoqués se réfèrent donc souvent, et en particulier pour les prisons spéciales réservées aux hommes, à ce pan de la société qui sera en général défini par les prisonniers politiques comme le « prolétariat prisonnier ». La cohabitation forcée dans des situations extrêmes, à la limite de la survie, amènera chacun des deux types de détenus évoqués ci-dessus à rentrer dans une relation de transformation réciproque jusqu’à développer de fortes affinités. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’idée de « politisation » de détenus, alors que d’autres (faisant plutôt exception à la règle) ont conservé la sensibilité politique qu’ils avaient dans leurs précédentes expériences, tout en n’étant pas ou ne devenant pas militants de l’une ou l’autre organisation. Quand nous présentons des documents provenant de ce type de personnes, évidemment, nous n’ajoutons pas le groupe d’appartenance à côté des initiales du nom. Nous utilisons le même critère pour les témoignages de détenus proposés dans le dernier chapitre.

Quand les documents sont signés collectivement au nom d’un groupe ou de manière plus générique, nous n’avons pas jugé nécessaire de donner davantage de précisions, tandis que lorsque les signatures sont nominatives, nous n’avons pas précisé l’espace d’appartenance à côté des initiales (qu’il soit déterminé par choix militant ou par chef d’inculpation).

Cette méthode de classement des noms a été mise en œuvre là où c’était nécessaire, ainsi qu’à l’intérieur du corps même des textes, pour des informations complémentaires il faut se reporter à leur version originale. Il est clair que la plupart des textes ont été écrits sur du papier de fortune et ils n’ont pas tous été déchiffrés de façon linéaire et cohérente à l’époque de leur première diffusion. Toutefois, ces achoppements dans la continuité du texte ne semblent pas gêner leur intelligibilité.

Les évènements pris en considération concernent le microcosme carcéral, sa vie quotidienne et ses règles du jeu particulières, examiné à partir du rapport entre l’institution et les sujets qui la subissent, les conditions de détention à différentes périodes, ainsi que les relations entre les détenus au sein de l’institution. Dans ce domaine certaines spécificités apparaissent.

Les relations entre prisonniers politiques

Bien que dans la période prise en compte et dans de nombreuses prisons les comportements de respect et de solidarité réciproques aient prévalu, à certains moments et dans certains établissements, en particulier quand le débat était centré sur la détermination politique des prisonniers, le climat relationnel a été parfois si âpre et si tendu que la vie quotidienne était devenue difficile notamment pour ceux qui étaient isolés, à savoir moins « protégés » par l’appartenance à un groupe.

Deux facteurs sont déterminants pour comprendre cette situation au début des années 80 la désolidarisation qui se produit au sein des différents espaces militants, associée au phénomène des « repentis », suscitent dans les prisons, mais aussi à l’extérieur au sein des groupes armés, une onde de réactions qui est documentée ci-après. Au milieu des années 80, le processus de la « dissociation » et surtout la mise en place des « espaces homogènes » constitueront les éléments principaux de « désolidarisation » entendue comme une rupture de la solidarité entre détenus.

Dans certaines prisons, un autre facteur émerge des documents présentés ici, bien que de manière plus opaque, concernant les positions politiques marquées d’une forte volonté hégémonique, qui ont parfois prévalu. Hégémonie provenant, pas tant d’une tendance de l’une ou l’autre formation, mais plutôt des situations au sein desquelles les débats avaient lieu dans la prison regroupant des personnes issues d’expériences parfois diverses, mais ayant des codes comportementaux communs. Cette identification à un « groupe » sera décisive dans la majeure partie des évènements documentés.

Pour une meilleure compréhension du phénomène, il faut considérer que le plus souvent les aspérités du débat sont à replacer dans le contexte de la vie des prisonniers politiques et ne concernent pas seulement leur vie en prison à proprement parler, mais aussi les interrogatoires de police et des juges, ainsi que les procès, autant d’expériences vécues comme des moments clés de la cohérence de chacun, voire de son manque, de l’adhésion à une ligne politique ou pas et des relations avec le monde (même institutionnel) hors de la prison. À travers le travail sur les documents politiques écrits par les militants emprisonnés pendant la période des procès, le Projet mémoire abordera ce thème de manière plus approfondie en relation avec sa dimension juridique. Il s’agira du débat sur les différentes modalités de conduite des procès, différenciés par période historique et formations armées.

Les relations dans des lieux clos et séparés tels que la prison, ont parfois provoqué des violences tant psychologiques que physiques, en général perpétrées par le « groupe » à l’encontre d’un individu seul plutôt que d’un groupe à l’encontre d’un autre groupe. C’est pourquoi, nous ne rendons compte que des évènements représentatifs de ce contexte.

a) Concernant les « pressions psychologiques », les lettres et les témoignages sont de deux types. Certaines lettres publiques d’autocritique qui ont prospéré au début des années 80 constituent les témoignages indirects des pressions subies par ceux qu’on appelait les « ammittenti » (les « acquiesceurs ») qui, au cours de leurs interrogatoires avec la police ou les juges, avaient admis leurs responsabilités, tout en impliquant parfois d’autres, mais qui n’ont pas considéré que leur comportement signifiait une rupture avec leur formation d’origine et qui ont même tenté de s’y réinsérer.

Parmi de nombreuses lettres, quelques unes des plus représentatives sont présentées ici. Toutefois, elles n’éclairent pas sur les conséquences directes que cette volonté de réinsertion dans la formation d’origine (ou dans le corps collectif des détenus) a souvent produit. Il s’agit en l’occurrence de la « militarisation » des comportements, tant envers d’autres militants en situation de plus grande faiblesse qu’envers le personnel de la prison.

En revanche, certains des témoignages qui suivent (apparus vers la fin des années 80) se réfèrent à des personnes ayant subi des pressions (isolement, négation de la parole, etc...) uniquement à cause de leurs idées politiques, alors qu’elles n’ont été, pour reprendre les expressions de l’époque, ni « ammittenti », ni « dissociés », ni « repentis ».

<b) Concernant les agressions verbales et la « condamnation par écrit », le lecteur trouvera des références à tel ou tel autre militant ou groupe, ou bien en rapport à l’une ou l’autre option politique, ainsi qu’à des raisons disparates.

Dans de nombreux cas, il s’agit simplement de batailles politiques internes aux formations, dans d’autres, la condamnation est clairement plus grave et a pour conséquence l’exclusion de la collectivité.

c) Certains documents des années 1983-84 (à la naissance des espaces « homogènes » pour les militants dissociés) et de l’année 1988 (parallèlement au débat sur les propositions de solution politique pour les prisonniers) font référence à des agressions physiques de militants à l’encontre d’autres militants sans conséquences létales (bousculades et passages à tabac). Ils sont intégrés aux chapitres correspondants.

d) Des blessures ou des tentatives d’homicides, à savoir des agressions physiques plus graves mais sans conséquences létales dues à l’ « hostilité », sont un héritage de la période 1980-82, les documents s’y référant sont eux aussi intégrés aux chapitres correspondants.

Seuls deux évènements ont eu lieu au cours desquels deux détenus (pour des délits dits de droit commun) ont agressé des militants de groupes armés. Ces deux évènements sont mentionnés dans les chapitres correspondant à l’année 1976 à San Vittore et à l’année 1981 à Cuneo.

e) Concernant les meurtres de militants par d’autres détenus (politiques ou communs), la documentation se trouve dans les travaux précédents du Projet mémoire (La mappa perduta et Sguardi ritrovati - La carte perdue et Regards retrouvés). Ces évènements sont convoqués ici dans le seul but de les situer facilement dans le temps et dans l’espace et, lorsque cela a été possible, une documentation ultérieure a été proposée. Le même critère a été choisi pour les militants décédés en prison pour d’autres raisons ou au cours de leur peine.

Dans les prisons, que ce soit dans les prisons spéciales ou dans les autres, ont eu lieu durant la période considérée des « règlements de compte » et des bagarres entre groupes et/ou personnes ayant des positions différentes, au cours desquels des détenus ont tué au moins 89 autres détenus entre 1978 et 1989 (dont 65 entre 1980 et 1982). Cependant ces évènements n’ont pas été pris en compte dans ce travail car ils n’ont pas directement concerné les militants détenus, ni leurs organisations politiques, à l’exception du Comité de lutte de Cuneo qui a revendiqué l’homicide d’un détenu de droit commun dont il est question au chapitre traitant l’année 1980. D’autant plus qu’il serait souhaitable que ce phénomène ample et complexe soit traité par un travail spécifique afin de pouvoir en rendre compte de manière approfondie.

-Toutefois, il convient de rappeler que la prison est en elle-même un lieu de mort par excellence, quelle que soit sa dénomination et quelle que soit l’époque (précédente ou successive à la présence massive de détenus politiques), et rappeler aussi que chaque année des centaines de personnes meurent dans les prisons italiennes. Plus précisément, d’après les données du « Centre d’Études Ristretti Orizzonti » (« Horizons Réduits »), 150 personnes environ meurent chaque année, dont un tiers pour cause de suicide, tandis que certaines autres sont tuées, soit par l’institution même, soit par d’autres détenus.

La différence la plus substantielle se rapporte aux conséquences de ces évènements. Dans les faits, en cas d’implication de détenus dans le meurtre d’un autre détenu, la magistrature effectue les actions judiciaires prévues (enquête, procès et condamnation), alors que si la mort est imputable à l’administration, l’action judiciaire se limite en général à une simple expertise médicale et lorsqu’une procédure est malgré tout ouverte, elle se termine le plus souvent par un classement sans suite.

En revanche, dans le dernier chapitre, nous avons choisi de présenter des documents qui posent la question de la mort de détenus suite à des violences commises par le personnel de surveillance, indépendamment du chef d’inculpation pour lequel les détenus ont été poursuivis, pour la signification sociale et politique que ces événements ont, ou qu’ils devraient avoir, quelle que soit la position vis-à-vis de l’institution carcérale.

Il faut préciser qu’aucun militant d’une quelconque formation de la lutte armée n’a trouvé la mort de cette manière. Bien que de nombreux détenus aient subi des violences (à ce propos, plusieurs témoignages présentés dans les différents chapitres assument une valeur emblématique puisque tous n’ont pas pu être présentés), elles n’ont pas touché tous les prisonniers politiques et elles n’ont pas non plus concerné toutes les périodes, ni toutes les prisons spéciales.

Les relations des prisonniers politiques avec l’institution carcérale et son personnel sont illustrées de manière exhaustive par des références explicites incluses dans les différents documents se rapportant à une période donnée.

Étant donné qu’ils sont mentionnés dans certains documents internes et, bien qu’il s’agisse d’un écart aux critères de recherche, nous avons jugé nécessaire de préciser les informations de temps et de lieu en ce qui concerne les prises d’otages et les attentats mortels contre des membres du personnel, contre des figures institutionnelles liées à la prison, voire à des situations qui y sont étroitement corrélées. Ces points sont introduits en correspondance avec leur chronologie.

Les relations avec l’extérieur ne sont pas prises en considération, sauf indirectement. Sauf à de rares exceptions, le choix de limiter la sélection des matériaux à des productions écrites en prison et notamment celles écrites par des militants, exclut de fait tous les documents produits par des associations, des collectifs, des radios, des proches, des groupes sociaux, des comités et autres personnes ou structures qui, de l’extérieur, se sont intéressés à l’expérience des prisonniers politiques. Cela, non pas en fonction d’un quelconque jugement de valeur, mais pour mieux correspondre aux critères du Projet mémoire et aux contraintes d’espace de la publication. En ce qui concerne les positions sur la prison et les détenus politiques des groupes armés opérant à l’extérieur, il faut se reporter au troisième volume du Projet mémoireLes mots écrits.

Une attention particulière a été donnée aux conditions de détention en général, alors que les expériences particulières (telles que les maladies, les grossesses et les deuils) sont relatées pour la plupart de manière indirecte. Par exemple, dans la période considérée, au moins une quinzaine de militantes de différentes formations armées (NAP, PL, BR) ont eu des enfants en prison. Pour diverses raisons, nous n’avons pas fait de travail de recherche approfondi et spécifique sur ces expériences, en particulier à cause des situations délicates et douloureuses vécues au cours de leur jeunesse par certains de ces enfants nés en prison, engendrant des parcours de vie tragiques. Toutefois, afin d’en rendre compte, nous avons choisi de présenter un ou deux documents représentatifs de ces expériences particulières, comme les deuils familiaux qui, s’ils ont affecté à différentes époques et de manières diverses la plupart des détenus politiques ayant passé de nombreuses années en prison, elles ne peuvent être documentées qu’à partir de témoignages. Ces documents font donc figure d’exemple et ne constituent pas la part la plus représentative, ni la plus significative de ces expériences.

Dans ce travail, à l’instar des précédents, certains critères de fond exposés dans le premier volume de cet ouvrage sont maintenus : le choix d’utiliser des termes propres à l’expérience concernée et l’intention de produire des instruments de connaissance plutôt que des interprétations.

Un autre choix fondamental du Projet mémoire, particulièrement difficile à réaliser dans le cadre de ce travail, a été d’exclure les références nominatives, sauf pour les militants ou les personnes décédés au cours du conflit ou dans d’autres circonstances. En effet, dans tous les documents, les références nominatives sont nombreuses. Toutefois, pour deux raisons distinctes, nous avons décidé de les mentionner par leurs initiales, même si cela peut sembler bizarre. Avant tout par respect envers les personnes qui ont vécu cette expérience et qu’il aurait été difficile de retrouver (d’autant que nombreuses sont celles qui sont décédées au fil du temps) afin de leur demander l’autorisation de les citer. En outre, comme il s’agit d’évènements qui traversent environ trente ans d’histoire de ce pays, si un nom avait acquis à une certaine période une quelconque notoriété à cause de sa diffusion médiatique, il n’a plus forcément de signification pour les générations suivantes. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé plus approprié de les relier aux différentes formations.

Dans ce travail, à l’instar des précédents, certains critères de fond exposés dans le premier volume de cet ouvrage sont maintenus : le choix d’utiliser des termes propres à l’expérience concernée et l’intention de produire des instruments de connaissance plutôt que des interprétations.

Ainsi, à côté des initiales, la formation de provenance a été indiquée (parfois de manière volontairement générique ou incomplète car les mêmes personnes ont pu être mises en examen pour plus d’une organisation), excepté pour les personnes détenues pour d’autres raisons. En outre, il est vrai que la majorité des personnes qui a vécu, écrit, affirmé et participé aux expériences dont il est question ici, a aujourd’hui changé et pris ses distances par rapport à ce vécu. Il est aussi vrai que, pour un grand nombre d’entre elles, il n’y a pas de place pour ce passé, que ce soit dans le monde du travail ou bien dans leur nouvelle famille. Évidemment, nous n’avons pas la volonté d’enfermer quiconque dans une période donnée de son parcours de vie. En revanche, tous ceux qui continuent de porter cette histoire avec plus ou moins de difficultés à travers des livres, des prises de position publiques, ou simplement par leur manière de vivre, apprécieront certainement que leur identité se limite à des initiales et à une formation d’appartenance. Sachant enfin que dans l’édition, les notes doivent préciser les noms complets.

Ce travail vise à rendre compte des espaces de réflexion théorique, ainsi que des orientations générales et spécifiques, qui se sont confrontés lors des débats à propos de l’institution carcérale à l’intérieur de celle-ci. Au cours de longues périodes d’incarcération, les militants ont souvent pris position pour diverses options, pas toujours de manière cohérente, cependant, ce qui nous a semblé socialement utile n’est pas tant l’évolution des idées ou de la pratique de l’une ou l’autre personne, mais plutôt la possibilité de mettre en lumière l’expérience collective vécue dans les prisons du nord au sud du pays par toute une génération politique.

<a name=<-][1] loi dite « Reale » de 1975 met en place des quartiers de haute sécurité au sein de certaines prisons appelées « prigioni speciali ».

Conclusion

Une diversité d’approches émerge de ce travail sur les prisons spéciales. Nous invitons chacun à construire son propre parcours de connaissance et de compréhension à propos de l’expérience documentée ici.

De nombreuses analyses ont été faites sur les prisons spéciales et il est nécessaire de souligner que, si l’on peut dater avec précision leur création, on ne peut pas en dire autant à propos de leur disparition. On devrait plutôt parler d’un changement de dénomination. Ainsi, les prisons spéciales sont devenues les prisons de Haute Sécurité, tout comme l’article 90 est aujourd’hui devenu l’article 41bis par la modification de la loi 354 du 26 juillet 1975 (et ses modifications successives).

Il apparaît donc que la prison spéciale peut être considérée comme une expérimentation réservée à des sujets particuliers (les militants des formations armées et les détenus considérés « dangereux » à l’initiative de luttes et d’évasions, etc...) et à une époque particulière, mais aussi comme l’axe fondamental de la réforme du système carcéral dans son entier.

Du point de vue architectural (structure monocellulaire, implantations dans des banlieues lointaines voire dans des lieux très isolés) et du point de vue de la gestion (privilégiant l’isolement de chacun et favorisant le traitement individualisé voulu par la réforme de 1975, et perfectionné par les modifications successives), la prison « spéciale » constitue l’embryon des prisons actuelles basées principalement sur la différenciation de traitement. Avec l’application de l’article 41bis et des dispositions telles que l’EIV (indice élevé de vigilance) qui comportent à l’instar d’autres acronymes de la même teneur toute une série de limitations et de mesures punitives aggravant la privation de liberté, l’isolement est devenu une pratique généralisée, que ce soit avec l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de la prison. Or, le contexte social et culturel a tellement changé que les conditions impitoyables auxquelles sont soumises des centaines de personnes détenues ne constituent même plus motif d’indignation et de luttes politiques et sociales.

Au moment de la mise sous presse de ce livre, sur les 4087 inculpés pris en considération dans ce travail de recherche (voir La Mappa PerdutaLa Carte perdue), 4021 peuvent à nouveau parcourir les routes de ce pays, alors que 66, inculpés pour les mêmes faits, sont encore en prison à cause de leur position politique. Parmi eux, 37 sont totalement enfermés et ont purgé entre 20 et 27 ans de prison, et 29 sont contraints à une semi-liberté, qui semble faite pour durer éternellement.

Entre-temps, les nouveaux et plus récents inculpés pour des faits à « finalité de terrorisme », même à un niveau international, sans susciter beaucoup de polémiques, ont été exclus des droits habituels qui régissent les conditions de détention. Aux côtés d’autres détenus inculpés pour d’autres types de crimes, ils n’ont pas accès au droit de participer à leur propre procès, excepté par vidéoconférence, ou de bénéficier des formes alternatives à l’emprisonnement, excepté en cas de collaboration avec les enquêteurs.

Ce travail puise son origine dans une époque désormais lointaine où des centaines de milliers de personnes ont osé lutter pour une société sans lieux d’enfermement, affirmant que l’existence doit avoir un caractère collectif et que la prison pour un seul signifie la prison pour tous. Concernant la lutte pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques, elles ont su construire les conditions politiques d’un dépassement de l’institution aboutissant à la suppression de l’enfermement des patients.

Une époque où les mots de solidarité et de lutte avaient une signification concrète, quasi charnelle, où les mots n’étaient pas détachés de la pratique et où les personnes n’étaient pas laissées seules face au déploiement de la force, y compris celle exercée par une institution. Une époque et une culture où des milliers de personnes ont été en capacité de poser les termes du débat et de lutter pour une société sans prison. Elles étaient aussi des centaines de milliers à échanger et à réfléchir pour une plus grande transparence et démocratie des institutions, y compris des lieux d’enfermement.

Ce travail parcourt quelques décennies et, si la régression culturelle à laquelle nous sommes parvenus livre désormais intégralement les personnes détenues aux mains de l’institution, quel que soit le niveau de « démocratie » des dispositifs dont elle se dote et, s’il est vrai que nous sommes arrivés à un point où il ne semble même plus possible de concevoir une société sans prisons, l’histoire a manifestement fait un retour en arrière important.

Plus encore, s’il est vrai qu’aucune instance sociale n’est aujourd’hui en mesure d’exercer un contre-pouvoir permettant de garantir a minima l’intégrité psycho-physique des personnes qui, réduites à leur seul crime, sont livrées aux mains de l’institution (prisons et sections de haute sécurité sous régime du 41bis, prisons secrètes, hôpitaux psychiatriques judiciaires), alors il est impératif d’interroger le niveau de transparence et le degré de civilisation d’une telle société.

 

Suivant : DÉCRETS ET CIRCULAIRES SUR L’INSTITUTION DES PRISONS « SPÉCIALES », MAI 1977