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RÉAFFIRMER LA “DOCTRINE MITTERRAND” SUR LES EXILÉS POLITIQUES NE SIGNIFIE EN AUCUN CAS DONNER À L’ITALIE

mercredi 22 décembre 2021

Cette décision politique – qui a permis, dans les années 1980, l’accueil en France de militants italiens d’extrême gauche ayant renoncé à la violence – doit être protégée, réclame un collectif de personnalités dans une tribune au « Monde », alors que le gouvernement italien demande de nouveau l’extradiction de plusieurs d’entre eux.

Tribune. Ils sont arrivés en France pour la plupart au début des années 1980, il y a plus de quarante ans. Ils ont participé à l’énorme vague de contestation politique et sociale qui a profondément marqué l’Italie pendant la décennie qui a suivi 1968. Ils venaient de groupes différents, avaient des histoires différentes, et étaient tous poursuivis par la justice italienne pour leur activité politique. Ils ont été protégés par ce que l’on a appelé la « doctrine Mitterrand » : parce que, dans certains cas, les conditions du fonctionnement de la justice italienne, dictées par la nécessité d’une réponse urgente aux dérives terroristes de la contestation sociale, laissaient paradoxalement craindre que toutes les garanties d’équité ne soient pas respectées ; parce que, plus généralement, les exilés italiens avaient publiquement déclaré qu’ils abandonnaient leur militantisme politique, qu’ils considéraient leur activité passée comme révolue, et qu’ils renonçaient à la violence.

La doctrine Mitterrand n’est pas un texte écrit, elle n’a de valeur que comme décision politique. Mais elle se fonde sur un raisonnement qu’ont reconfirmé par la suite plusieurs gouvernements, de droite comme de gauche, et dont il nous semble qu’il vaut sans doute la peine d’être rappelé. Elle n’a jamais consisté à soustraire des coupables à une juste peine, ni à remettre en question le droit d’un Etat à faire valoir son propre système de justice. Elle a simplement mis en place, de facto, un mécanisme qui consiste à prendre la décision politique – face à la lacération douloureuse et générale de la cohésion d’un pays, et une fois que le contexte politique de cette lacération semble disparaître – de construire les conditions d’une unité et d’une paix retrouvées.

Transformer la douleur en savoir

Elle ne concerne donc pas des cas individuels mais fait face à une fracture qui s’est produite, dont elle a enregistré la violence, et qui semble désormais passée : elle se pose le problème de la recomposition de cette fracture. Elle n’efface pas les fautes et les responsabilités, elle ne nie pas l’histoire de ce qui s’est produit. Elle permet simplement au pays de recommencer à vivre ; et sans doute aussi aux historiens de pouvoir commencer à faire leur travail, c’est-à-dire de transformer la douleur lancinante en objets de savoir.

Dans le cas des années de plomb, une semblable possibilité a été envisagée et presque atteinte par l’Italie elle-même, à la fin des années 1990, parce qu’il fallait déclarer le chapitre clos – encore une fois non pas pour oublier, mais pour permettre au pays de se libérer d’un moment désormais révolu, et de livrer aux historiens la tâche d’en faire l’histoire.

Cette possibilité, qui prenait la forme d’une proposition d’amnistie politique, n’a pas été saisie : elle était liée au projet d’une réforme constitutionnelle qui n’a finalement pas vu le jour.

La guerre est finie

Aujourd’hui, les militants italiens exilés arrivés au début des années 1980 ont quarante ans de plus. Ils ont désormais largement l’âge de la retraite. Ils ont été journalistes, restaurateurs, médecins, graphistes, documentaristes, psychologues. Ils ont eu des enfants, et des petits-enfants. Ils n’ont cessé de répéter que la guerre était finie ; qu’ils étaient depuis bien longtemps étrangers à ce qu’ils avaient été sans jamais pourtant refuser d’admettre leur responsabilité. Ils avaient voulu le bien, la justice, l’égalité, le partage, la solidarité. Ils ont eu la tragédie, ils en admettent la responsabilité, mais ils ont rendu les armes depuis quatre décennies, et toute leur vie postérieure en constitue la preuve.

C’est à ces femmes et à ces hommes, quarante ans après, que l’on demande des comptes. Non pas des comptes moraux – chacun d’entre eux a eu largement le temps d’y penser –, mais des comptes au nom d’une justice qui décrète que le pardon équivaut à l’oubli, que l’amnistie est toujours une trahison, que la réconciliation vaut moins que la réouverture des blessures. Rouvrir les blessures : faire en sorte que l’histoire ne passe pas.

Réaffirmer la doctrine Mitterrand aujourd’hui ne signifie en aucun cas donner à l’Italie des leçons en matière de justice. Cela signifie simplement se souvenir que la politique se fait aussi, et surtout, au présent ; qu’elle se doit de construire les conditions d’un avenir partagé ; et que la conception de la justice comme pur instrument de vengeance, y compris quarante ans après, est contraire à ce que nous persistons à considérer comme un fonctionnement éclairé de la démocratie.

Premiers signataires : Arié Alimi, avocat ; Etienne Balibar, philosophe ; Luc Boltanski, sociologue, directeur d’études émérite, EHESS ; Jean-Louis Brochen, avocat ; Fabien Calvo, professeur, faculté de médecine, université Paris-Diderot ; Marina Cavazzana, professeure d’hématologie, université Paris-Descartes ; Romain Descendre, professeur d’études italiennes et d’histoire de la pensée politique, ENS Lyon ; Jean-Louis Fournel, professeur de science politique, université Paris-VIII ; Claude Gautier, professeur de philosophie politique, ENS Lyon ; Pierre Girard, professeur d’études italiennes, université Lyon-III ; Nicolas Guilhot, historien, professeur à l’Institut universitaire européen ; Bertrand Guillarme, professeur de philosophie politique et sociale, université Paris-VIII ; Bernard E. Harcourt, professeur de droit et de science politique, EHESS/université Columbia ; Georges Kiejman, avocat, ancien ministre ; Pascale Laborier, professeure de science politique, université Paris-Nanterre ; Sandra Laugier, professeure de philosophie, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Dominique Maraninchi, professeur émérite de cancérologie, Aix-Marseille Université ; Frédérique Matonti, professeure de science politique, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Jean Musitelli, ancien conseiller diplomatique et porte-parole de François Mitterrand ; Judith Revel, professeure de philosophie, université Paris-Nanterre ; Xavier Tabet, professeur d’études italiennes, université Paris-VIII ; Michelle Zancarini-Fournel, professeure émérite d’histoire contemporaine, université Lyon-I ; Jean-Claude Zancarini, professeur émérite d’études italiennes, ENS Lyon.

La liste complète des signataires est disponible en cliquant sur ce lien

Collectif


Voir en ligne : Tribune publiée dans Le Monde du 20 avril 2021