« On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons
est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied »
...Robert Musil ‘’l’homme sans qualités" Seuil T1 p 47...

A cette demande, nous répondons
« c’est que, ici maintenant, une fois de plus, il le faut bien ! »

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P.B., R.C., M.I, M.M. (ZONE BR), "LETTRE OUVERTE POUR UN PASSAGE", Rebibbia, Rome Printemps 1987

mardi 28 décembre 2021

Camarades, ces derniers temps, certains problèmes sont arrivés à maturité auxquels il faut donner une suite et une réponse. Les laisser engloutir par le silence équivaudrait à renforcer la position de ceux qui s’engagent activement à maintenir un statu-quo fondé sur le refoulement des luttes des années 70, des sujets sociaux et politiques qui les ont fait vivre, des problèmes non résolus qu’ils ont portés à leur paroxysme. Il y a une thèse précise : c’est d’intérêt général, mais spécifiquement de la gauche de classe, de promouvoir une issue politique et sociale de ce cycle de luttes dont la consistance sociale et politique n’est pas ici à démontrer. Un cycle qui a désormais épuisé son cours, mais dont on ne peut dire qu’il n’est véritablement conclu que lorsque tous les camarades qui y ont mis des impulsions seront libérés de prison. Que signifie l’issue politique et sociale ? Surmonter, tout d’abord. Et nous disons surmonter précisément pour établir une démarcation claire avec toute forme de déni ou d’abjuration. Pour souligner la distinction qui nous sépare de tous ceux qui ont promu et pratiqué le terrain régressif de la dissociation. A propos duquel on ne peut se limiter à une critique superficielle, il faut noter le principe obscurantiste sur lequel elle se fonde. C’est-à-dire la négation sacrificielle de sa propre histoire et de sa propre identité en fonction du prétendu vainqueur. Mais personne n’a jamais complètement gagné et personne n’a jamais complètement perdu dans une société comme la nôtre, dans laquelle, bien que des transformations radicales aient eu lieu, même à la suite de nos luttes, les contradictions sociales n’ont certainement pas disparu, au contraire, pour une qui s’apaise beaucoup d’autres couvent sous les cendres. Quand elles ne prennent pas feu. Au nom de quel présent devons-nous donc nous dissocier du passé ? Au nom de ce gagnant ? Aller au-delà, c’est reconnaître la non reproduction de l’expérience accomplie. C’est-à-dire de la particularité du contexte international dans lequel elle a mûrie, de l’irréversibilité de ses présupposés de classe, de la spécificité de sa dynamique, des modalités singulières dont elle s’est produite. En bref, cela signifie reconnaître une discontinuité entre cette expérience et notre présent. S’obstiner à imaginer le présent comme une répétition immuable du passé, après tout, n’est qu’un symptôme très inquiétant de la sclérose métaphysique pour ceux qui n’entendent pas renoncer à lutter pour la transformation des formes actuelles des rapports sociaux, pour le communisme.

Il y a un danger, avons nous dit, qu’une expérience aussi riche et polyvalente que celle que nous avons tous accomplie - et tout ce qu’elle a enseigné sur la complexité de la formation sociale italienne, ainsi que sur l’adéquation ou non des instruments politiques et culturels mis en place – finisse par se perdre dans le silence ou perdre tout contact avec les sensibilités du présent. Afin que cela n’arrive pas, il paraît nécessaire d’énoncer avec une absolue clarté une condition de base : la libération de notre parole et de celle des autres de toute hypothèque judiciaire. Il faut l’avoir clairement à l’esprit : otage des tribunaux, elle ne peut s’ouvrir à aucune confrontation. Peut-on vraiment croire que l’histoire des années 70 se résume à quelques interrogatoires apprivoisés dans les prétoires ? Certainement pas ! Et pour de nombreuses raisons. Dont une est sous les yeux de tous : la révolution sociale la plus large et la plus profonde de l’histoire récente de ce pays dépasse en réalité l’institution judiciaire et ne se laisse pas comprimer dans les articles du code pénal sans les forcer à une grotesque et hypertrophique « urgence ». Urgence d’où - au moins ces derniers temps - même les plus hautes fonctions de l’État disent qu’ils veulent s’en débarrasser. Vouloir traduire en délit les pratiques de lutte, y compris armées, des vingt dernières années en termes criminels et seulement la tentative extrême d’échapper, une fois de plus, au défi de la complexité. Petite lâcheté de ceux qui voudraient de nous, repenti, dissociation, autocritique, juste pour donner corps à ces fantômes et ne pas avoir à faire face à ce qui s’est réellement passé. Mais l’Italie des années 1970 n’était pas un pays où tout le monde, sauf nous, mangeait du baba. La profonde restructuration qui, à partir du milieu de la décennie, bouleverse et change radicalement les processus d’accumulation capitaliste est encore moins une cueillette de fleur. Il arriva au contraire qu’un système politique archaïque, rigide, stérilisé par des héritages fascistes jamais abandonnés, ne pouvant faire face aux poussées d’innovation et de pouvoir qui fut soumis aux vagues successives - au début des années 70 comme en 77 - des étudiants, des travailleurs, des prisonniers, des mouvements de jeunesse en général et des féministes, et qui a essayé de leur barrer la route par tous les moyens. Faisant recours alternativement, au terrorisme ou aux pactes d’« unité nationale ». Plutôt que de devoir se transformer. Depuis Piazza Fontana1, il y a eu des centaines de morts à cause des bombes dans les banques, dans les rassemblements syndicaux, dans les trains, dans les gares. Histoires de coups d’État arrêtés in extremis ou avortés. Répression de masse contre les avant-gardes politiques en lutte dans les lieux d’études et de travail, lors de manifestations. Des complots subversifs qui n’ont laissé de côté aucune des institutions de l’État, comme l’édifiante affaire de la P 2 l’enseigne aux petits et aux grands. Mais aussi des « compromis historiques » et des fermetés tragiques dont actuellement, du moins les plus prudents parmi les protagonistes, présentent un bilan désolant. Et ce serait vraiment facile de continuer sur cette belle liste. Maintenant, c’est de tout cela dont nous devons parler : parce ce que notre histoire n’est pas une Autre histoire, une histoire « à part », quelque chose qu’une personne majeure peut lire ou écouter sans se sentir concernée.

Notre histoire est entièrement interne à la critique pratique de cet état de choses que des couches de classe vastes et bigarrées ont développé sous mille formes. La tentative d’utiliser l’histoire de la guérilla de ces dernières années comme un cintre sur lequel chacun - de droite à gauche - peut accrocher le résultat de leurs échecs et insuccès n’est pas très sérieuse. Trop commode à ce stade est aussi de séparer les « bons » des « méchants » en nous attribuant le second rôle. Eventuellement, avec quelques jeux de mots pour brouiller les pistes. En nous traitant de "terroristes", par exemple. Et puis d’insister pour séparer davantage le « bon » du « mauvais » même entre nous : ceux qui n’ont pas commis de « crimes de sang » de ceux qui les ont commis. Comme si on n’avait pas dit mille fois que les responsabilités étaient politiques et collectives. Pratique et arnaqueur. Il s’agit donc d’être clair que, pour tout le monde, nous représentons un défi. Le défi de se remettre en question avant même que de remettre en question. Et en tout cas de débloquer la situation en créant les conditions d’un renouveau effectif de la parole. Conditions politiques bien sûr. Cela signifie : atteindre la libération des années 1970 en libérant les prisonniers sans leur demander d’abjurations ou de serments et sans discriminer les « bons » des « mauvais » ; rouvrir les frontières aux exilés ; désamorcer les pièges législatifs sans fin qui menacent à bien des égards des dizaines de milliers de camarades. Enfin, il s’agit aussi de reprendre un discours unitaire avec toutes les forces qui savent respecter les différences et veulent promouvoir un mouvement conscient de ses facteurs discriminants - la dissociation et les forces politiques auxquelles elle est associée - et de ses finalités. Un mouvement d’envergure, au sein duquel personne ne cherche à imposer une forme de légitimation de sa pratique passée ou ne veut mettre en valeur son travail actuel. Un mouvement qui apprend à jouer de la richesse de ses différences dans la perspective de la libération de tous les détenus et de la liberté de tous.

Suivant LB., "ASINARA : AUJOURD’HUI COMME HIER = LAGER", FORNELLI, ASINARA, JUIN 1986