« On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons
est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied »
...Robert Musil ‘’l’homme sans qualités" Seuil T1 p 47...

A cette demande, nous répondons
« c’est que, ici maintenant, une fois de plus, il le faut bien ! »

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« L’Etat ne doit pas donner suite à l’extradition des exilés politiques italiens, ces “ombres rouges” que poursuit une vengeance d’Etat »

Collectif

mercredi 22 décembre 2021

Tribune. Le mercredi 28 avril, une opération de police d’ampleur arrêtait neuf Italiennes et Italiens dans le cadre d’une procédure d’extradition visant à expulser 10 femmes et hommes vers l’Italie où les attend la prison à vie. Ces 10 personnes, visées par la procédure d’extradition qui a débuté ce jour-là, vivent en France où elles ont été accueillies il y a plusieurs décennies.

Des vies ont été reconstruites, des familles fondées, protégées par le refus de principe de la France de répondre aux demandes d’extradition de militantes et militants politiques. Au tribunal de la cour d’appel, la justice française a décidé différents degrés de liberté surveillée en attendant les audiences programmées en juin pour chacune devant la chambre de l’instruction pour examiner la demande d’extradition vers l’Italie.

Archive : Article réservé à nos abonnés Le long exil de l’extrême gauche italienne à Paris
Arrêter quarante ans plus tard des personnes en exil est une honte pour l’image internationale de la France, en totale contradiction avec les valeurs universelles qu’elle prétend défendre. Ces personnes en exil en France y avaient trouvé une fragile protection face à la répression et à la justice d’exception qui sévissaient alors dans leur pays.

Les faits reprochés remontent à plus de quarante ans
A partir de la fin des années 1970, plusieurs centaines d’Italiennes et d’Italiens recherchés par la justice de leur pays fuient vers la France, où certains s’installent. L’Italie connaît alors la fin d’une décennie d’affrontements politiques et sociaux de très grande ampleur et parfois d’une grande violence.

Les faits reprochés remontent à plus de quarante ans. Les personnes concernées ont été jugées et condamnées en Italie dans des conditions d’une répression féroce et de masse (60 000 procès, 6 000 prisonniers politiques), marquée par de nombreux enfermements sans condamnation, sur la foi d’enquêtes hasardeuses.

Une législation d’exception

Marina Petrella [parmi les personnes interpellées le 28 avril], par exemple, a passé huit ans en détention préventive en Italie. Les procédures utilisées pour imposer les peines avaient été jugées, à l’époque, incompatibles avec les principes de l’Etat de droit français. A cette époque, en effet, un arsenal législatif d’exception a été mis en place en Italie, dirigé principalement contre l’extrême gauche.

La loi Reale de 1975, les décrets-lois de 1978, 1979 et 1980 ont renforcé les pouvoirs de la police, alourdi les peines, militarisé la lutte antiterroriste. Le dispositif des « repentis » a permis des remises de peine à des accusés qui ont dénoncé d’autres personnes. C’est dans le cadre de ces lois et sur la foi de déclarations de ce type qu’ont été prononcées de nombreuses condamnations.

Cette législation d’exception, dénoncée par Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains, a fondé la décision de la France de ne pas extrader les personnes qui s’étaient réfugiées sur son territoire, sous condition d’abandon de toute activité illégale.

Des personnes âgées, toutes proches de 70 ans
Non seulement aucune d’entre elles n’a été impliquée dans un quelconque acte légalement répréhensible depuis leur arrivée en France, mais elles et ils ont dû reconstruire leur vie dans la précarité permanente de l’exil, sans le statut juridique de réfugié politique. Et pourtant, elles et ils ont trouvé les moyens de s’investir dans leur vie professionnelle mais aussi dans la vie sociale, culturelle…

De plus, on parle de personnes désormais âgées, toutes proches de 70 ans, dont on ne peut faire croire qu’elles représentent un danger pour quiconque. Par ailleurs, rien n’a changé dans le droit italien au cours de ces quarante dernières années. Au contraire, l’Etat italien a encore dégradé les droits de la défense.

En revenant sur cette décision, le gouvernement français met en œuvre un accord passé sur une liste nominative avec Matteo Salvini, leader d’extrême droite, lorsqu’il était ministre de l’intérieur. C’est ce dernier qui a obtenu en 2019 l’extradition de Cesare Battisti, réfugié en Bolivie.

Une stratégie ultrasécuritaire

Le refus de toute amnistie, un demi-siècle parfois après les faits, est choquant alors que celle-ci fut accordée aux fascistes et collaborateurs immédiatement après la guerre (loi de 1944 et amnistie de Togliatti de 1946). Mais accorder l’amnistie reviendrait à reconnaître le caractère politique du conflit qui a secoué l’Italie durant ces années, à arrêter de traiter des militants politiques comme des délinquants, voire des mafieux.

Pour effacer des mémoires et de l’histoire dix ans de luttes sociales et ouvrières, rebaptisées « années de plomb », l’Etat italien, aux antipodes de toute considération humaine, veut faire mourir en prison des femmes et des hommes un demi-siècle après les faits.

Après la demande de l’Italie, les demandes de régimes antidémocratiques, de droite extrême d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie ou du Moyen-Orient, voire maintenant d’Europe, seront-elles également satisfaites ? Et comment assurer les exilés politiques que le gouvernement français ne les extradera pas pour de basses raisons de « bon voisinage » géopolitique ?

Pour nous, les exilés italiens ne sont pas des « ombres », mais des femmes et des hommes poursuivis par une vengeance d’Etat sans limite, qui ont chèrement payé le droit de vivre là où elles et ils ont reconstruit leur vie depuis quarante ans. C’est pourquoi nous demandons leur liberté totale, la suspension de l’extradition et l’arrêt des poursuites.

Parmi les signataires : Alima Boumediene, avocate ; Christine Delphy, sociologue ; Annie Ernaux, écrivaine ; Mireille Fanon-Mendès France, ex-experte à l’ONU ; Silvia Federici, universitaire ; Robert Guédiguian, cinéaste ; Pierre Lemaitre, écrivain ; Edouard Louis, écrivain ; Maguy Marin, chorégraphe ; Corinne Masiero, comédienne ; Gérard Mordillat, cinéaste ; Gérard Noiriel, historien ; Ernest Pignon-Ernest, peintre ; Judith Revel, philosophe ; Bruno Solo, comédien.

La liste complète des signataires est accessible en cliquant sur ce lien.


Voir en ligne : Tribune publiée dans Le Monde du 21 mai 2021