« On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons
est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied »
...Robert Musil ‘’l’homme sans qualités" Seuil T1 p 47...

A cette demande, nous répondons
« c’est que, ici maintenant, une fois de plus, il le faut bien ! »

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G.C. (Air Nap) Témoignage ultérieur sur l’Asinara en 1979

samedi 1er janvier 2022

(...) Dans la Rome antique, les gladiateurs affectés à satisfaire la soif sanguinaires des classes patriciennes et à imposer leur pouvoir, étaient frappés à chaque fois qu’ils entraient dans l’arène par un rugissement de voix qui voulait leur mort... Ainsi, je crois que nous tous avons vécu ce moment où le camarade s’éloigne hors de notre vue escorté par deux gardes. On est en contact avec lui qu’à travers les cris des flics qui crient "tête cassée, fuite de matière cérébrale". Les chiens aboient et mordent. Nous sommes très tendus, tout le monde attend son tour, on ne peut pas tous sortir en même temps. Chacun se concentre et se prépare à sortir au plus vite, à mon tour je me lance... En dehors des deux gardes qui m’escortent le long du couloir, je ne vois pas de gardiens, à part ceux qui s’entassent aux fenêtres éventrées par les explosions et deux autres avec deux chiens devant la porte au fond du tronçon. Le pas est soutenu mais aussi contenu, mes yeux essaient de tout filmer pour être prêts à toute éventualité de danger, plus je m’approche des chiens et plus ils montrent des signes évidents de nervosité. En plus des vitres explosées dans le couloir, je remarque que les explosions ont aussi gravement endommagé une dizaine de cellules, les portes blindées ont été arrachées. "Aller, bouge" tandis qu’un gardien me pousse vers la porte de fermeture de la section qui s’ouvre, l’autre excite le chien contre moi en lui ordonnant de me mordre, je dois à ma vigilance et au fait que j’ai le cul rond d’esquiver sa morsure, il doit se contenter d’une partie du veston de gymnastique que je porte. Derrière la porte l’obscurité, la semi-obscurité, des cris d’hommes cagoulés et armés de mitraillettes, de barres, de manches de pioche, "tuez-le, tuez-le" et, à coups bas, dans un corps à corps je me retrouve avec le directeur Cardullo lui-même sur moi qui, me protégeant des coups, me pousse dans un autre espace, avant que la porte ne se ferme, je reçois le dernier coup aux reins. C’est fini, l’enfer a été traversé, les dégâts physiques ne sont pas peu mais on est encore tout entier, et debout, et ce n’est pas rien. Ici les gardiens me disent de me déshabiller tout nu, c’est la fouille habituelle, avec une excitation débordante ils me font comprendre que je dois entrer dans une cellule et j’y trouve trois ou quatre compagnons, ceux qui m’ont précédé. Eux aussi, à part quelques contusions, s’en sont bien tirés. (...) Contrairement aux cellules dites "normales", cette nouvelle résidence pénitentiaire n’avait pas de mobilier, des murs nus avec des murs blanchis à la chaux et un sol en béton. C’était sur celui-ci que nous devions dormir et que nous avions dormi puisque ils nous avaient pris même les lits. Avec nos compagnons, après nous être redonné du courage par nos retrouvailles, nous avons discuté jusque tard dans la nuit. Cette situation de précarité absolue a duré une dizaine de jours. (...) Au bout d’une vingtaine de jours, nous avons été répartis par groupe de trois et envoyés dans les seules cellules utilisables de la prison (où résidaient les fascistes), c’est à dire la seule partie de la super prison restée indemne par les destructions de la révolte. Je me suis retrouvé en cellule avec deux autres compagnons, l’un des Br et l’autre du Gap ; la cellule habituelle à la différence que les trois lits étaient linéaires, non superposés, évidemment le strict nécessaire un WC et un lavabo, pendant presque une semaine nous avons été enfermés, les portes ne s’ouvraient que lors du passage de ce que l’administration pénitentiaire appelait « l’heure du repas », de manger ; j’ai de cette période où ils nous apportaient à manger, le souvenir que leur soupe sentait l’urine moisie. Plus tard on nous a dit que les gardiens aimaient uriner dans le support de nourriture, quand la sensation d’urine semblait plus constante je rinçais la soupe sous l’eau avant de l’avaler. Un jour la porte blindée de la cellule s’ouvre et nous sommes invités à sortir, une nuée de flics dirigés par un gradé nous ordonne de nous déshabiller, ce que nous faisons. Après le rituel de la palpation des vêtements et l’humiliation de notre intégrité corporelle, ils nous accompagnent pour la première fois hors les murs, c’est-à-dire dans les cours de promenade. [...] La réitération de nous demander de nous déshabiller pour faire une promenade, établissait non seulement une relation d’affirmation de pouvoir par l’humiliation et celle-ci était encore amplifiée par l’arrogance du nombre de flics que l’on nous imposait. Evidemment nous avions essayé de nous opposer à leur imposition de la nudité, mais la réponse était, ou nu ou pas de promenade. Un jour, un compagnon, exaspéré par ce rituel et conscient de la possibilité de pouvoir démonter l’arrogance du pouvoir que les flics imposaient, a décidé qu’à l’ouverture des cellules il se serait présenté déjà complètement nu pour que les flics ne puissent rien lui imposer.
L’idée s’est avérée payante et la plupart d’entre nous ont suivi, je dois dire que pour les flics ce fut un choc. Interloqués ils ont réagi en essayant de dire qu’il fallait s’habiller puis se déshabiller. La tension entre prisonniers et flics était perceptible et vécue à chaque instant de détention, surtout pour faire le compte des détenus. Ils entraient en masse dans la cellule armés de matraques et avec des regards peu rassurants, prêts à la première occasion à nous massacrer et ainsi récupérer la vengeance manquée de post-révolte. Dans ma cellule, l’un des camarades, en discutant avec nous décida que, d’une manière ou d’une autre, il fallait répondre à cette tension et y faire face. A sa manière, il a décidé de violer les parois blanchâtres aseptisées de la cellule avec un graffiti d’une étoile à cinq pointes et une phrase sur le pouvoir. [...]

Le gradé ordonne d’apporter un marteau, du ciment et une truelle avec du plâtre mélangé, on assiste entre incrédulité et amusement à la démolition du plâtre là où il y avait des graffitis et à la réparation avec ce même plâtre pour redonner au mur son aspect nettoyé, aseptisé initial ; le gradé énervé au bord de l’explosion nous crie qu’il ne veut plus voir de choses de ce genre dans les cellules et que si cela se reproduit, ce sera passible de sanctions. Une fois dehors parmi nous l’hilarité explose mais aussi une certaine appréhension pour la tension qui persiste. Un nouveau graffiti réapparaît sur la blancheur aseptisée du mur, le décompte des prisonniers s’annonce avec son concert répétitif de fer contre fer, de clés qui ouvrent les portes et de barres de fer qui tambourinent transmettant les messages de « tout en ordre », comme d’habitude une dizaine de flics occupent notre pied-à-terre de quatre mètres carrés. […] La porte blindée est ouverte ils sont une marée avec le gradé en tête qui, remarquant immédiatement le mur violé avec l’étoile à cinq branches, se met à crier tandis que les gardes excités au maximum se mettent à taper du bâton sur les barres de nos lits, nous étions blottis au fond tandis que le gradé criait comme un fou qu’ils nous tueraient, que nous resterions à jamais à l’Asinara que notre sang serait leur revanche. [...] Colère, peur, détermination, je ne sais quoi, j’ai affronté la meute hurlante en criant que s’il restait du sang sur l’île ce ne serait certainement pas le nôtre, mais le leur… Voilà, dans ma détermination je m’attaquais au rapport de force concret et général, en l’occurrence celui de l’organisation carcérale, tandis que dans l’explosion de colère j’exorcisais l’absence totale, notamment, de notre être prisonnier.

Ciel ouvre-toi, ma réaction s’accompagne aussi d’une ruée agressive contre les gardes qui ont insisté pour frapper les côtés de mon lit avec leurs matraques, causant un tollé. La chose la plus curieuse et anachronique à ce moment-là était que le gradé, qui jusqu’ici menaçait comme une mitraillette, peut-être conscient du niveau de dangerosité de la situation a commencé à s’en prendre aux gardes jusqu’à ce qu’il les pousse hors de la cellule avec beaucoup d’efforts. La porte s’est refermée et un silence de mort a parcouru tout le couloir de la prison. [...] Je ne pensais pas que les flics réagissaient si vite, on n’avait pas fini de discuter entre nous quand le bruit de la cellule qui s’ouvre à nouveau nous fait taire. "Vous êtes transféré, préparez vos bagages", me dit un flic fermant la porte blindée. Putain, mais qu’est-ce que cette histoire veut dire ? Quelle heure est-il ? A huit heures du soir je suis transféré ? Mais s’il n’y a plus de bateaux qui relient l’île vers le continent ! Voici la réponse, plus rapide que prévu, à mon pessimisme sur ce que les gardes avaient décidé [...]

Conscient et stimulé par les sensations corporelles de la mémoire carcérale, j’attends, après avoir mis les quatre choses de mon lit dans la couverture, que la porte s’ouvre à nouveau pour sortir, je laisse la cellule en faisant comprendre aux camarades que ce que je pense arrivera, seulement qu’ils fassent attention ... je suis sorti dans le couloir avec mon balluchon sur mes épaules je remarque que c’est vide, seuls deux gardiens m’escortent jusqu’à la sortie de la section, une cinquantaine de mètres séparent ma sortie de la cellule à la sortie du portail au bout de la section pénitentiaire ; il n’y a pas de flics en vue mais pendant ce trajet j’aperçois au delà de la porte un grand nombre de chiens enragés prêts à me briser les os, en cours de route j’essaye de m’arranger du mieux que je peux, positionner sur mon dos le balluchon en prévision de mes intuitions, la porte de fin de section s’ouvre et je n’ai que le temps avec mon balluchon de parer une volée de poings qui me frappent, je n’ai pas le temps de parer ceux qui à plusieurs reprises me frappent au visage et me font tomber au sol !

Un grand dortoir avec une vingtaine de lits voit mon réveil, je suis seul complètement endolori, j’ai des bleus sur tout le corps, du sang coagulé colle à mes cheveux et à ma barbe, les dents semblent vouloir sauter, ma tête est un sol lunaire plein de cratères explosés ; J’ai dû m’évanouir sous la fureur des coups des gardiens, qui n’ont épargné aucune partie de mon corps, qui apparemment étaient tous là à m’attendre. Je suis seul et désorienté, la grande pièce est très spacieuse, je remarque deux immenses fenêtres qui donnent sur une sorte d’espace rural, en plus des fenêtres des cellules de la section spéciale Fornelli (qui sont petites et orientées vers une vision murale aveuglante), étrange est ce paysage verdoyant et champêtre qui se présente à moi, je suis dans une autre partie de l’île, je pense, et cela me sera confirmé quand à une certaine heure la porte s’ouvrira et je verrai un prisonnier entrer avec un plateau escorté de trois gardiens : c’est l’heure du déjeuner, j’ai cru comprendre qu’il était midi ! Donc depuis hier soir je me retrouve dans cet endroit après m’être évanoui sous les coups des gardes. [...] Ainsi, jusqu’à ce que les signes et cicatrices de mon corps disparaissent, ma nouvelle résidence cellulaire était dans cette pièce éloignée, en isolement, loin des autres compagnons. Une semaine je crois est passée, pendant ce temps j’ai essayé de briser l’obsession du rien avec la stimulation de m’occuper ; ne possédant rien, toutes mes affaires ne m’avaient pas été encore données, alors à l’aide des miettes de pain et des cendres des quelques cigarettes qui m’étaient permises, j’avais construit des pièces d’échecs, avec un carton récupéré, l’échiquier ; et j’ai passé des demi-journées à me tenir éloigné du néant. Toujours avec du carton mais peut-être plus avec de papier j’avais fait un jeu de cartes et cela m’a aussi permis de résister tant bien que mal aux gardes. Ceux-ci un jour, entrant pour faire une énième fouille de la grande salle (qui sait pourquoi cette manie de fouiller à chaque fois, j’étais seul à ce poste et ne sortais jamais) découvre mes pièces d’échecs de pain et comme des pauvres diables ils se sont dépêchés de les détruire, ainsi que le jeu de cartes. Évidemment je ne les ai pas laissé faire sans répondre que leur arrogance ne me faisait pas peur et que je continuerais à faire ce que je pensais.

[...] Après la rencontre avec Cardullo, je crois que je suis resté dans cette partie de l’île pendant encore dix jours, toujours seul et privé de tout confort minimum ; le matin quand le soleil traversait les grandes fenêtres grillagées et venait me caresser à mon réveil, j’éprouvais une étrange sensation comme d’être hors les murs presque en pleine campagne et j’étais dans une ferme, mon sentiment était plus palpable du fait que là où j’étais il n’y avait des murs qu’à l’entrée, sinon tout était structuré dans un environnement extrêmement vert et boisé, évidemment le chant des différents oiseaux qui s’étaient développés dans cette oasis naturelle couronnait mon sentiment idyllique d’être au-delà, au-delà de la Cayenne Asinara. Pendant ces jours, n’ayant rien à faire car tous mes biens étaient détenus par les gardiens, je passais mes journées à essayer de me maintenir en forme physiquement même si j’étais pas mal meurtri par les ecchymoses laissées par les coups subis, comme pour alimenter ma détermination à changer l’état de choses présent. Je me souviens d’un fait qui m’a forgé dans la conviction que je ne pouvais pas baisser les bras face à des situations et des conditions dans lesquelles la seule réalité est de vous tuer au sens large du terme... Pour m’occuper mentalement, dans l’impossibilité de lire ou d’écrire une partie de la journée, après avoir fait mes exercices physiques, je récitais à haute voix des passages de livres, ou des poèmes que j’avais appris dans ces années et qui m’avaient particulièrement touché. En plus de cela évidemment j’avais refait mon échiquier et mes pièces avec la mie de pain, un après-midi comme d’habitude une dizaine de gardes font irruption, je suis assis sur mon lit concentré sur le mouvement en retour je dois faire aux blancs qui me mettent en échecs, ils m’entourent et leur gradé me demande ce que je fais, je réponds qu’il n’a pas besoin d’explication et que c’est visible. Tout en m’hurlant que je suis en isolement et que le règlement ne le permet pas, il me saisit les pièces de l’échiquier et avec une violence incontrôlée les met sous ses pieds et les émiette : je tente une réaction mais les gardes deviennent menaçants et je me rends compte que la provocation a comme cible une nouvelle raclée. Bien sûr la situation si on la regarde du point de vue de l’ordre des choses suivant comment elles vont et comment elles devraient aller, la réaction des gardiens est à inscrire dans le cadre strict de la logique de contrôle du système, mais de mon point de vue des choses qui ne vont pas et qui ne devraient pas aller ainsi, j’ai inséré leur réaction dans ma détermination à ne pas me laisser tuer par le système, qu’elle que soit la forme qui se présente.
[…] Avant de m’endormir je me regarde dans la partie métallique de la cuillère que les flics nous permettent d’avoir (évidemment avec le manche en plastique) ce n’est pas très limpide mais je vois que sur mon visage les signes des coups sont presque absorbés, d’un côté je m’en réjouis car pour le reste de mon corps, j’ai encore des bleus sur les jambes, derrière le dos et un testicule qui a grossi comme un ballon de rugby.

Un midi, après une semaine passée dans la répétitivité du passage des heures, quand les
gardiens viennent m’apporter le déjeuner, le gradé m’annonce de me tenir prêt parce ce que je suis transféré, […] c’est à dire qu’on va vers le point où les prisonniers à l’arrivée sont accueillis dans la partie sud de l’île, donc à la section spéciale nommée Pollaio1 ! Le nom de la section Pollaio de cette partie de la détention spéciale sur l’île d’Asinara n’était ni exagéré ni ironique. (...) Je suis entraîné dans une sorte de boyau d’une largeur ne dépassant pas trois mètres ; trois épaisses portes en bois indiquaient qu’il s’agissait des cellules. Avant d’arriver dans cette sorte de tunnel nous avions traversé un grand espace à ciel ouvert, j’ai encore dans mes yeux l’aveuglement causé par le contraste. La cellule est ouverte, j’y pénètre, l’espace est la longueur de deux lits, il y en a trois, deux superposés et l’autre en enfilade, d’un côté le waters sans même un minimum d’intimité. Évidemment les cellules étaient conçues pour loger trois prisonniers, la fenêtre à barreaux était un peu plus grande que les habituelles fenêtres des cellules des Fornelli. En plus des barreaux un interstice, le tout est réticulé avec du filet comme celui des poulaillers où les différents poulets sont gardés. Les flics en plus du contrôle au moyen du judas de la porte pouvaient également nous contrôler à partir de la fenêtre à barreaux et réticulée, en fait la fenêtre était de la même taille que la cellule et le décompte des prisonniers s’effectuait à partir de la fenêtre, les flics n’ont jamais ouvert les cellules sauf pour nous amener la nourriture. De la fenêtre, en plus du passage obsédant des gardes, on voyait une sorte de cour cimentée, une porte qu’en ouvrant on ne savait pas où elle finissait, le tout clôturé par des murs sur lesquels à travers les allées les flics en plus de nous vérifier nous insultaient et nous menaçaient de mort. Du genre qu’on ne quitterait plus l’île sauf les pieds devant... dans un cercueil, disons !
Après quelques jours, j’ai compris où menait cette porte que j’observais depuis la fenêtre. C’est quand les flics ont ouvert la porte de la cellule en nous disant qu’on avait une heure de promenade pour se dégourdir les jambes, après une fouille avec palpation ils nous ont conduit devant cette porte et une fois celle-ci ouverte nous avons été invités à entrer : dans un carré d’une vingtaine de mètres en béton, surmonté d’une passerelle où stationnait un flic pour nous contrôler, et dont le haut était entièrement recouvert d’une grille de tiges de fer. Le ciel, nous devions l’observer en carreaux. C’est là qu’une fois par jour on nous accordait l’illusion de l’évasion, hors de cette réalité d’anéantissement des individus. Après l’expérience dont je suis issu, je dois reconnaître que le Pollaio fut l’un des moments les plus durs de ma détention dans ces années.

Est vif dans ma mémoire, mais aussi dans mon corps, ce jour où lors de la distribution du déjeuner, le bouillon de la prison sentait une forte odeur d’urine et à nos plaintes que la nourriture n’était pas régulière, les gardiens dans leur langue ont confirmé nos soupçons : au Pollaio, la seule relation que les flics établissaient avec nous était celle d’un rapport de force permanent, parlant souvent et en général dans la langue sarde2 inconnue de la plupart des prisonniers qui venaient de toutes les régions d’Italie. Ces connards par vengeance, par imbécillité, avaient uriné dans le bouillon déjà misérable qu’ils nous servaient tous les jours, moi je n’ai pas pu faire comme mon copain de cellule qui bien que sachant que la soupe était imprégnée d’urine, il la rinça et la mangea ! Au Pollaio j’étais avec un camarade des Nap au début (pendant les vingt jours où j’y suis resté) nous n’étions que nous deux, après quelques semaines un nouveau compagnon nous a rejoint remplissant ce trou, il avait récemment été arrêté et vu que le pouvoir l’accusait d’avoir participé à une attaque contre les autorités pénitentiaires ils avaient pensé l’envoyer dans l’île. C’était un camarade des Brigades rouges il venait de l’extérieur, d’une autre prison du continent. L’arrivée de ce compagnon, avec ses visions, d’autres regards que la prison, a comblé pour un temps, notre soif de curiosité, de connaissance, d’actualité, nous faisant relativiser notre condition d’emprisonnement. Nos conditions au Pollaio étaient déjà irrégulières : la famine organisée comme stratégie de contrôle sur les prisonniers, les menaces physiques de mort que les flics n’ont cessé de nous adresser et auxquelles même dans les moments et conditions défavorables nous répondions toujours, mais en plus nous étions à la merci de l’administration pénitentiaire : aucun droit (entre parenthèses) ne nous était accordé, même pas celui de pouvoir communiquer avec nos avocats. La relation avec les flics pendant ces vingt jours et celle avec les camarades et mes copains de cellule a été l’un des moments le plus intenses et déterminant pour le renforcement de mon identité de communiste révolutionnaire ! La famine au Pollaio était en partie l’obsession qui régnait le plus dans nos humeurs quotidiennes, surtout pour le compagnon des Nap qui grand et gros comme il l’était ne pouvait s’empêcher de nous le révéler à travers ses sautes d’humeur. Outre le fait que sans s’en rendre compte il engloutissait aussi ce morceau de mon pain qu’on nous donnait une fois par jour et que la plupart du temps je laissais en réserve, il nous racontait souvent des rêves culinaires qu’il avait fait durant le nuit. Il nous raconta un rêve dans lequel il ne voyait que des gros steaks qui volaient au dessus de sa tête et qu’il n’arrivait presque jamais à attraper... un midi quand à l’heure du déjeuner ils nous ont apporté encore une autre soupe mélangée à de l’urine, ce compagnon n’y a pas pensé deux fois, il l’a rincée sous le robinet, y a trempé du pain et a tout mangé.

Personnellement, lors de mon séjour au Pollaio, bien que les morsures de la faim étaient présentes, j’ai pu plus que les autres camarades les relativiser car, tant en général (quand j’étais dehors) et en particulier en captivité, j’ai toujours eu une culture alimentaire réglementée, jamais d’excès et cela m’a toujours permis de faire face même aux situations les plus extrêmes telles que celles vécues dans les différentes prisons d’incarcération spéciale.
[...] Il faut dire qu’après la révolte j’étais toujours vêtu de la même tenue très légère, en plus je n’avais pas d’autres vêtements vu que ceux-ci, ainsi que toutes nos autres affaires (comme les livres, les cassettes de musique, chaussures, etc. ) avaient fait l’objet de pillage par les gardes. J’ai encore dans mes yeux la pyramide de nos « biens » en dehors de la section Fornelli que les gardes, comme des hordes de chacals, s’appropriaient. Vers la fin du mois on nous ordonna de prendre nos quelques affaires car nous serions transférés, direction la section spéciale du Fornelli. […] La porte se ferme et je me retrouve avec deux autres camarades, l’accueil le plus chaleureux parmi les compagnons ne peut être autre qu’une avalanche de questions qui m’enveloppe mais aussi une chaleur et une tendresse que je n’avais plus éprouvées dernièrement. (...) Les choses aux Fornelli n’avaient pas vraiment changé tant que ça, l’air que nous respirions dans la relation avec les gardiens était l’un des plus tendus même si les gardiens avaient changé d’attitude en nous demandant systématiquement d’aller nus (une victoire informelle des prisonniers face à la réalité de la résistance généralisée mise en place par les prisonniers) ; le comité des membres des familles des détenus après diverses pressions médiatiques avait obtenu qu’aux détenus de l’Asinarâ soit concédée la possibilité de recevoir des colis pour répondre aux besoins de leurs conditions, j’ai reçu un colis... les premiers vêtements et sous-vêtements, d’autres que ceux qui étaient maintenant presque collés à mon corps, l’expéditeur du colis était un membre du comité des familles. Comme moi d’autres détenus reçurent des colis de vêtements ; cela nous a en quelque sorte fait plaisir, d’une part il améliorait un besoin naturel de changer de vêtements et d’autre part il nous savait unis et soutenus par l’extérieur des murs. [...] Je me souviens qu’après la révolte je me suis retrouvé, comme du reste une bonne part des prisonniers, sans même un sou sur mon carnet de dépôt, les gardiens en plus de prendre possession de tout ce qu’ils pouvaient dans les deux jours qui ont suivi la révolte nous ont aussi volé l’argent du dépôt, apurant nos comptes. Après la révolte, les gardes de l’Asinara se sont comportés comme de vrais pillards de guerre dans une logique de butin de guerre.

[...] Alors les hélicoptères atterrirent dans la section Fornelli, un certain nombre de compagnons sont emmenés, qu’est-ce que cela veut dire ? Un transfert, certes, mais au sens le plus large de l’événement. A quoi est lié ce déplacement d’Asinara ? Cela présage-t-il la fermeture de cette prison ? Ou un simple éclaircissement des tensions qui y sont enfermées ? [...] Les bruits des hélicoptères deviennent plus intenses, ils arrivent à la section, une fois de plus ils ont atterri, le silence du désordre des portes de sécurité qui s’ouvrent, les noms criés, le tumulte et... aussi ma cellule s’ ouvre ! Mon nom est crié et je suis invité à récupérer mon kit de prison et sortir, donc moi aussi je suis transféré et non par bateau mais je dois subir un vol ; la peur me fige, comme un automate je réunis la couverture avec ma vaisselle et quelques vêtements et je pars accompagné d’un groupe de gardes le long du couloir de la section.

Au bureau d’enregistrement des détenus, ils m’enchaînent et me traînent hors de la prison ... Au-delà de l’espace barbelé où patrouillent les blindés des carabiniers, sur un espace côtier un gros hélicoptère Chainockx (ceux à deux hélices utilisés par les Américains pendant la guerre du Vietnam) se tenait avec son gros ventre ouvert, je suis traîné et placé dans le ventre de la bête, on me fait m’asseoir par terre après qu’ils m’aient mis une sorte de gilet de sauvetage et enchaîné au sol de l’hélicoptère ; secoué par les soubresauts de ma peur/angoisse j’aperçois qu’avec moi il y a d’autres compagnons tous enchaînés au sol de l’hélicoptère et avec un gilet de sauvetage. Avec celui qui m’est le plus proche, que je connais depuis pas mal d’années et avec qui j’étais assez familier, je parle de ma terreur. A ce moment là, sa réponse me rassure en partie par contre je ne peux m’empêcher d’observer le ventre de l’hélicoptère complètement ouvert et de voir le cumulus de nuages ​​dans lequel progresse notre vol ; discutant toujours avec mon voisin, j’apprends que nous quittons l’île de l’Asinara pour inaugurer une nouvelle super-prison dans le sud de l’Italie et ainsi donner un moment de répit aux tensions explosives qui régnaient dans l’île.

L’Asinara ne serait pas fermée mais simplement rénovée pendant un certain temps répondant à une conception des détention par petits groupes, plus facile à contrôler et essayer de les dompter. La fermeture définitive de la super-prison de l’Asinara pour prisonniers politiques est intervenue quelques années après, malgré que la section spéciale du Fornelli soit restée opérationnelle pendant bien plus d’années pour accueillir des détenus de l’extra-légalité organisée comme la Camorra3 napolitaine qui exprimait à l’époque une véritable contradiction sociale au sein du système incontrôlable. Avant de quitter définitivement l’île de Sardaigne, une escale a été faite dans la province de Nuoro et exactement à proximité de l’autre prison spéciale sarde triste et bien connue de Badu’e Carros pour prendre d’autres prisonniers à transporter pour l’inauguration de l’énième prison spéciale de la péninsule, en l’occurrence : Palmi, dans le province de Reggio Calabre".

Suivant : PRISONNIERS DANS LE CAMP DE PALMI, PARTIE DE : ’"UNE NOUVELLE PHASE EST OUVERTE", PALMI, INVERNO 1979