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« Au pas de charge », expression affreuse pour le travail de la justice

Adriano Sofri, Il Foglio, 08 février 2022

mercredi 16 février 2022

Le Pape a invoqué le droit pour tous au pardon. Ici, en Italie, on attend le jugement du tribunal français concernant l’extradition d’un des fugitifs ex-terroristes : une magistrate de Milan l’avait déclaré « délinquant habituel » une personne qui ne commet de délits depuis 40 ans. Et quelqu’un a même loué cette magistrate pour sa rapidité.

Le Pape François dit que toute créature humaine a le droit d’être pardonnée. On peut en douter, ou vigoureusement objecter, si de cela on tire le corollaire que chaque être humain a le devoir de pardonner. En fait, la première chose est vraie, la seconde non. L’incompréhension de cette apparente contradiction divise sérieusement le monde. Le thème est solennel, mais voyons voir un petit exemple. Il y a un des Italiens asilés en France, dont l’extradition est si chère aux autorités italiennes. Je ne l’ai jamais connu, il s’appelle Luigi Bergamin, il a 73 ans, il a été condamné à 23 ans pour « concours moral » en deux meurtres attribués à Cesare Battisti, avec les circonstances atténuantes dues à la reconnaissance qu’il avait abandonné son militantisme armé. Il avait alors 29 ans, 44 se sont écoulés depuis les faits, 32 depuis le dernier jugement. Pendant 40 ans, près des deux tiers de sa vie, il n’a commis aucun délit. Pour lui la prescription serait intervenue le 8 avril 2021, les jours mêmes où le petit groupe des asiléssurvivants, ceux qui n’étaient pas encore morts de maladie ou de vieillesse ou de suicide, étaient arrêtés de manière retentissante et immédiatement renvoyés chez eux, dans l’attente d’ultérieurs actes procéduraux.

Une magistrate de Milan, pour déjouer la prescription, le déclara « délinquant habituel ». J’ai lu la description de ce cas d’espèce dans les publications pertinentes, mais il suffit du bon sens pour réagir à l’idée qu’une personne qui ne commet pas un délit depuis 40 ans soit déclarée vouée habituellement au délit. En effet, la Cour d’Assises milanaise, appelée à se prononcer, décréta, en mai, la prescription. Alors la substitute du parquet milanais pour l’exécution pénale, Adriana Blasco, a fait appel en Cassation. La Cassation lui a répondu qu’elle devait s’adresser à la Cour d’Assises. La Cour d’Assises, en juillet, lui a donné tort en confirmant acquise la prescription. Alors elle a fait appel en Cassation. Il y a quelques jours, la Cassation lui a donné raison, jugeant sans renvoi que les crimes de Bergamin ne sont pas prescrits parce qu’il est un délinquant habituel.Dorénavant, en Italie, délinquant habituel ne sera plus celui qui se livre habituellement au crime, mais celui qui, de l’avis d’un magistrat ou d’un tribunal, est comme s’il l’était. Même après 40 années vierges de toute infraction, même 32 ans après avoir eu les circonstances atténuantes du fait de l’abandon des pratiques illégales. Nous verrons ce qu’en dira le juge français qui examinera en avril le cas de Bergamin.

En Italie, on n’a guère parlé d’une telle inversion linguistique et logique, si ce n’est dans les rares lieux où l’on se préoccupe des garanties juridiques, ou, au contraire, dans les lieux où l’on se réjouit de leur défaite. Un journal a loué la magistrate pour avoir agi « au pas de charge » afin de déjouer la prescription. « Au pas de charge » est une expression affreuse si rattachée au travail de la justice. De la même magistrate, j’ai lu, sur le site de Magistrature Indépendante, son essai sur l’ergastolo ostativo (réclusion à perpétuité sans possibilité d’aménagement de peine) suite aux arrêts de la CEDH et de la Cour Constitutionnelle, pour mieux comprendre son inspiration. La magistrate, qui développe son thème de manière problématique, résume ainsi la position de la CEDH contrel’ergastolo ostativo  : « Selon la Cour, on finit ainsi, en fait, pour fonder un jugement de danger perpétuel sur le seul moment de la commission du fait délictueux et de la condamnation subséquente - italique est de moi -, puisque tout changement de la personnalité du détenu est sans importance en présence du non-respect de la condition de la collaboration, laquelle oblige le magistrat compétent à déclarer ex lege irrecevable toute demande d’aménagement de peine, en l’empêchant d’évaluer sur le fond les progrès accomplis dans le parcours individuel du détenu, en termes de réinsertion et de révision critique, et son évolution vers la resocialisation » Je me demande ce que pourra dire la Cour d’une perpétuelle – « habituelle » - dangerosité fondée sur 40 années vierges de toute infraction.

Revenons au Pape François, qui est opposé à la réclusion à perpétuité et ne se lasse pas de le dire, ce qui est conséquent pour ceux qui croient que chaque personne a « le droit humain d’être pardonné » - bien que, comme je pense, à personne ne puisse être imposé le devoir de pardonner.

Il y a quelques jours, en audience générale, François avait répété qu’« il ne peut y avoir condamnation sans une fenêtre d’espérance », et rappelé, comme il avait déjà fait auparavant, la parabole du père miséricordieux, appliquée « d’une manière particulière à nos frères et nos sœurs qui sont en prison. Il est juste que ceux qui se sont trompés paient pour leur erreur, mais il est tout aussi juste que ceux qui se sont trompés puissent se racheter de leur erreur... Le fils s’attendait à une punition, mais il se retrouve enveloppé dans l’étreinte de son père. La tendresse est quelque chose de plus grand que la logique du monde, mais c’est une façon inattendue de rendre justice ». On dira, je le dis moi aussi, que le Pape est le Pape, et qu’un juge laïc ou une substitute du parquet ne peut pas opérer selon le paradoxe de la tendresse. Mais non plus « au pas de charge ».

voir également : Le pape François contre la réclusion à perpétuité


Voir en ligne : Fretta e furia, nomi raccapriccianti per l’operato della giustizia