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Tribune du monde du 3 avril 2022
Justice : « La protection qui fut accordée à des Italiens dans les années 1980 se transforme, quatre décennies plus tard, en piège »

Monde online, 3 avril 2022

dimanche 3 avril 2022

Soixante et un avocats, parmi lesquels Frédéric Berna et Marie Dosé, expliquent, dans une tribune au « Monde », pourquoi il est légitime de dénoncer les récentes procédures d’extradition visant une dizaine d’Italiens insérés en France depuis des décennies.

Tribune. En avril 2021, dix anciens activistes italiens âgés de 63 à 78 ans ont été interpellés par la sous-direction antiterroriste (SDAT). Les faits qui leur sont reprochés datent de plus de quarante ans, et leurs condamnations d’une trentaine d’années. Ces hommes et ces femmes se sont réfugiés en France il y a des décennies de cela, et notre pays s’était alors engagé, par la voix de son président de la République, François Mitterrand, à ne jamais les extrader.

Cette « doctrine Mitterrand », décidée en plein accord avec l’Italie « pour apaiser les esprits entre les deux pays », comme le précisait l’ancien conseiller diplomatique Jean Musitelli, a été définie lors d’une rencontre avec le président du conseil italien de l’époque, Bettino Craxi, dont François Mitterrand était très proche.

Officialisée en février et avril 1985, cette « politique » prescrivait de ne pas extrader les condamnés qui avaient « rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés ». Car, pour François Mitterrand, « ce qui importe avec le terrorisme n’est pas tant de savoir comment on y entre, mais plutôt de savoir comment on en sort ». Aucun de ces « asilés », après quarante années passées sur le territoire français, n’a eu affaire à la justice : ils ont travaillé, sont aujourd’hui retraités, parents, grands-parents.

La France complice de l’incarcération de vieillards

En cas d’extradition vers l’Italie, ils seront immédiatement incarcérés dans des prisons de haute sécurité et placés sous le régime carcéral réservé, notamment, aux individus condamnés pour terrorisme. Ils termineront leur vie entre ces murs et laisseront derrière eux des familles entières, pur produit de cet asile, amputées de leurs aïeux.

La France, qui se dit fière de participer à une telle opération, à ce prétendu « absolu besoin de justice », pour reprendre les termes du président de la République, choisit la pire des options en revenant sur une « parole donnée ». La protection qui fut accordée à des centaines d’Italiens dans les années 1980 se transforme donc, quatre décennies plus tard et pour dix d’entre eux, en piège. Quant à l’accord passé entre MM. Macron et Draghi, il rend la France complice de l’incarcération de vieillards jusqu’à la fin de leurs jours.

Tout cela au nom des victimes ? Oui, assume notre garde des sceaux, qui pourtant proclamait fièrement, il y a quelques années encore, que « pour les victimes le lieu du deuil n’est pas le tribunal mais le cimetière ». Mais que dire alors des victimes de ces dizaines de « repentis » qui ont vu leur peine fortement réduite ou « oubliée » en échange d’informations livrées aux services de renseignement et à la justice italienne ?

Résister à l’obsession populiste ambiante

En 2000, l’ancien président de la Commission italienne d’enquête parlementaire sur les massacres et le terrorisme, Giovanni Pellegrino, déclarait : « Pendant les années 1970, il y a eu une véritable guerre civile, bien que de basse intensité. (…) Aborder sans cesse une question de cette envergure, c’est-à-dire les plaies ouvertes par une guerre civile, au moyen de l’outil pénal, de l’incrimination pénale, trente, vingt ou quinze ans après les faits, cela me semble carrément une chose étrangère au sens civil d’une démocratie qui se prétend vraiment accomplie. (…) Aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire justice, car il est passé trop de temps. Nous pouvons seulement entreprendre une démarche de vérité. »

Or, la vérité ne saurait, des décennies plus tard, être subordonnée à l’incarcération de septuagénaires. Nous défendons des victimes et des accusés dans des procès consacrés à des infractions terroristes, et nous les défendons dans ce présent marqué par les attentats. Nous sommes donc les témoins privilégiés des traumatismes propices à diviser et fracturer une société, à raviver éternellement les souffrances, et à faire triompher la rancœur et l’esprit de vengeance sur celui de justice.

C’est contre cette terrible tentation qu’il nous faut lutter, parce qu’elle fragilise nos démocraties. Quarante ans après l’accueil de ces Italiens en France, nous appelons les autorités à choisir la voie de l’apaisement, à résister à l’obsession populiste ambiante et à se défier des aspirations justicières qui gangrènent ces procédures d’extradition en les instrumentalisant.

A l’heure où la guerre fait rage en plein cœur de l’Europe, le destin de ces dix personnes peut sembler bien dérisoire face aux tragédies qui se jouent sous nos yeux. Mais c’est justement maintenant qu’il nous faut s’arrimer aux valeurs fondamentales que fondent nos démocraties, ne renoncer à rien de ce qui nous a construits et empêcher, partout, que règne la vengeance.

Les signataires de cette tribune sont : Safya Akorri, avocate au barreau de Paris ; Yseult Arnal, avocate au barreau de Nantes ; Dilane Aydin, avocate au barreau de Paris ; Guillaume Arnaud, avocat au barreau de Seine-Saint-Denis ; Xavier Autain, avocat au barreau de Paris ; Matthieu Bagard, avocat au barreau de Paris ; Kian Barakat, avocate au barreau de Paris ; Marie-Alexandrine Bardinet, avocate au barreau de Paris ; Frédéric Berna, bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Nancy ; Thomas Bidnic, avocat au barreau de Paris ; Jérémie Boccara, avocat au Barreau de Paris ; Delphine Boesel, avocate au barreau de Paris ; Margot Boittiaux, avocate au barreau de Paris ; Matteo Bonaglia, avocat au barreau de Paris ; Romain Boulet, avocat au barreau de Paris ; Loïc Bourgeois, avocat au barreau de Nantes ; Bery Brown, avocate au barreau de Paris ; Apolline Cagnat, avocate au barreau de Paris ; Aude Catala, avocate au barreau de Paris ; Lucas Chataigner, avocat au barreau de Paris ; ​Françoise Cotta, avocate au barreau de Paris ; Clotilde Couratier-Bouis, avocate au barreau de Paris ; François de Castro, avocat au barreau de Paris ; Cécile De Oliveira, avocate au barreau de Paris ; Christian Courrégé, avocat au barreau de Paris ; Céline Curt, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis ; Thomas Delanoe, avocat au barreau de Paris ; Marie Dosé, avocate au barreau de Paris ; Claire Dujardin, présidente du SAF ; Gaëlle Dumont, avocate au barreau de Paris ; Nicole Foulquier, avocate au barreau de Béziers ; Hélène Gacon, avocate au barreau de Paris ; Nicolas Gangloff, avocat au barreau de Montpellier ; Agathe Grenouillet, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis ; Maud Guillemet, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis ; Raffaëlle Guy, avocate au barreau de Paris ; Negar Haeri, avocate au barreau de Paris ; Camille Hamonet, avocate au barreau de Paris ; Dan Hazan, avocat au barreau de Paris ; Mohamed Jaite, avocat au barreau de Paris ; Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris ; Maud Kornman, avocate au barreau de Paris ; Helin Köse, avocate au barreau de Paris ; Judith Lévy, avocate au barreau de Paris ; Ilyacine Maallaoui, avocat au barreau de Paris ; Stéphane Maugendre, avocat au barreau de Seine-Saint-Denis ; Caroline Mecary, avocate au barreau de Paris ; Xavier Nogueras, avocat au barreau de Paris ; Margot Pugliese, avocate au barreau de Paris ; Daphné Pugliesi, avocate au barreau de Paris ; Sophie Rey-Gascon, avocate au barreau de Paris ; Ludovic Rivière, avocat au barreau de Toulouse ; Olivia Ronen, avocate au barreau de Paris ; Zoé Royaux, avocate au barreau de Paris ; Anaïs Sarron, avocate au barreau de Paris ; Michèle Siari, avocate au barreau de Paris ; Laurent Simeray, avocat au barreau de Paris ; Camille Tardé, avocate au barreau de Paris ; Maud Touitou, avocate au barreau de Paris ; Jean-Christophe Tymoczko, avocat au barreau de Paris ; Clémence Witt, avocate au barreau de Paris.


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