« On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons
est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied »
...Robert Musil ‘’l’homme sans qualités" Seuil T1 p 47...

A cette demande, nous répondons
« c’est que, ici maintenant, une fois de plus, il le faut bien ! »

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Louis Joinet "Mes raisons d’état" Ed La Découverte 2013 - Chap 12 : La “doctrine Mitterrand” ou la paix des Italiens des “années de plomb"

mardi 11 janvier 2022

Louis Joinet a été l’un des fondateurs du Syndicat de la magistrature en 1968, puis le premier directeur de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, avant de conseiller cinq Premiers ministres socialistes dans les années 1980.

Il retrace ici avec précision l’élaboration de ce qui a été estampillé par les médias comme ’’doctrine’’ de Mitterrand, mais qui était en fait une ’’politique’’ clairement énoncée, avant de devenir politique d’État. Celle-ci concernait - et s’est appliquée à - toutes les personnes condamnées pour des actes de violence à caractère politique, dans la mesure où elles s’engageaient à y renoncer désormais.

Ce passage traite du cas ’’des Italiens’’, que les membres des commissions chargées de régler leur accueil en France désignaient comme ’’renonçants’’
"Ce néologisme visait ces militants qui sortaient de la clandestinité en renonçant, de fait, “pour l’avenir”, à tout recours à la violence, sans qu’on exige d’eux le reniement de leur passé, et encore moins une quelconque dénonciation.’’

Inutile de préciser que le point de vue de Louis Joinet, magistrat, haut fonctionnaire d’État, ne coïncide pas en tout point avec le nôtre, mais la clarté des principes qui le sous-tend, le parler-vrai et la fidélité sans faille à ses engagements, donnent à ce texte une force de vérité précieuses en ces temps de lâcheté et de confusion mortifères.

Évitez de lancer vos amis italiens sur leurs bilans des “années de plomb”… Je me faisais cette réflexion en sortant de la projection du documentaire de Mosco Levi Boucault “Ils étaient les Brigades rouges”. Chacun d’entre eux réinvestira dans cette discussion improbable son rapport personnel, toujours très affectif, à l’Italie hémiplégique des années 1970 et 1980, celle d’un”compromis historique”qui domina ces années de crise… en ne débouchant jamais sur un gouvernement !

Du plomb dont on a fait 128 morts, et des “renonçants” des Brigades Rouges.

Il n’y eut, certes, qu’une (forte) minorité pour s’engager dans les combats de l’extrême gauche au titre de la “lutte armée”et une autre minorité pour actionner les bombes d’extrême droite de la “stratégie de la tension”. Mais c’est tout un imbroglio national et social qu’ont incarné ces deux minorités, imbriquées qu’elles étaient dans la crise finale de l’idéologie communiste, surjouée à la Dario Fo, d’un côté, ou dans la réalité du pouvoir démocrate-chrétien, de l’autre,avec son arrière-fond de Loge P2 et d’alliance avec la mafia. Résultat : quarante ans de domination du parti conservateur, la DC ‘face au puissant mais ghettoïsé PCI), et, 1969 à 1989, 13000 actions violentes d’extrême gauche, selon Amnesty Internationale, ces années totatisèrent plus de 300 assassinats : 128 imputables à l’extrême gauche, dont celui d’Aldo Moro en mai 1978) et 143 bombes d’extrême droite (dont celle de la gare de Bologne : 83 morts). Sans compter les “bavures” des polices embarquées dans cette guerre civile larvée, ni les centaines de blessés graves, ni les magistrats ou les journalistes “jambisés”(mitraillés volontairement aux jambes) par les Brigades Rouges (BR). Y compris des magistrats de l’homologue italien du Syndicat de la Magistrature, Magistratura Democratica, car des brigadistes considéraient, dans leur délire, qu’il fallait surtout “punir” les magistrats de gauche. Ces derniers, à leurs yeux, avaient le tort supplémentaire de “trahir le peuple”… en osant inculper ceux qui les jambisaient !

La discordance avec la situation française, dans un pays si proche de nous, est si importante que je suis tenté d’y répondre par la présence d’un homme, De Gaulle, et ce qu’impliquait sa politique comme affirmation nationale vis-à-vis des Américains. Cette discordance des temps fut maximale entre les gauches française et italienne, leurs extrêmes gauches comprises. Quand éclate le “Mai 68” français, le “Mai rampant” italien est lancé depuis longtemps. De 1969 à 1975, il monte à des sommets dont l’extrême gauche française va s’inspirer, notamment certains libertaires, dits”autonomes”, et les maoïste de la gauche Prolétarienne. Mais, dés 1974, dans la foulée de Lip et du Larzac, ces derniers vont s’auto-dissoudre et ne plus reconnaître qu’une impasse mortifère dans les rhétoriques de la lutte armée en Europe. Alors que les Italiens vont s’y enfoncer, en prétendant forcer “à la Kalach” le destin de tout un peuple et traverser sur un mode viril un horizon politique bouché, pour voir enfin un coin du ciel.

Vague par vague, cependant, ces “guerriers” pourchassés, de plus en plus déçus par les suites de leur “lute armée”, vont refluer hors d’Italie, principalement en France. Si quelques-uns, dans les débuts pratiquèrent des allers-retours, la plupart s’établirent en France et rompirent tout lien avec les “colonnes”des BR et des autres organisations de guérilla “métropolitaine” très vite, autrement dit, la plupart de ces Italiens choisirent la fuite et la survie, et non pas le “repli tactique” ‘évidence de leur défaite le leur interdisait. En fait, ils renoncèrent à la violence politique, tant pour la France que pour l’Italie.

Ce concept de “renonçants”, il me fallut du temps pour le cerner, vis-à-vis de ce milieu d’écorchés vifs. Ils ne voulaient certes pas qu’on leur colle l’étiquette de “repentis”, mais ils refusaient aussi celle de “dissociés” (de la lutte armée), n’y voyant qu’un instrument de la propagande italienne. Aussi byzantines que paraissent ces distinctions à l’italienne, il nous fallut les prendre en compte pour mettre au point de que des avocats baptisèrent la “doctrine Mitterrand” vis-à-vis de ceux que nous appelions entre-nous “les renonçants”. Le néologisme visait ces militants qui sortaient de la clandestinité en renonçant, de fait, “pour l’avenir”, à tout recours à la violence, sans qu’on exige d’eux le reniement de leur passé, et encore moins une quelconque dénonciation.

Le rôle de catharsis joué par le 10 mai et la gauche au pouvoir

Comme elle en témoignera en 2002 dans Libération, la journaliste Monique Simonnot avait vu de ces italiens crier à plein poumons sur la place de la Bastille, dés le 10 mai 1981 “Vive la France, vive la bonne “flicaille” française !”. Il faut comprendre ce cri étrange, typique d’anciens marxistes nourris au biberon de la haine contre tout agent de l’”appareil d’État”. Car l’Italie démocrate-chrétienne, mâtinée de socialisme affairiste à la Bettino Craxi,s’enfonçait dans une crise majeure et s’engageait sur une pente dangereuse, avec quatre milliers de ces prisonniers politiques- tellement tonitruants dans leurs défenses “de rupture” qu’on les jugeaient en cages de fer, au cours de leurs procès ; mais tellement divisés entre-eux qu’il fallut leur aménager des cages séparées pour leurs diverses tendances ! Ces nouvelles lois antiterroristes faisaient des « trous » dans les droits de l’homme en inventant de nouveaux crimes tels que « le « concours moral et psychique » apporté à une entreprise « terroriste » ! Sa pratique des pentiti (les repentis) l’amenaient à suivre aveuglément des révélations douteuses de soldats perdus qui se déchargeaient sur les autres des meurtres qu’ils avaient commis et qui se rapprochaient de leur levée d’écrou en en confortant n’importe quelle hypothèse suggérées par des policiers.

Au CICP de la rue de Nanteuil, se déroulèrent de ces soirées d’effarement entre réfugiés italiens se racontant « leurs repentis »… certains d’entre-eux commencèrent, dés 1982, à poser la question d’une amnistie généralisée dans cette guerre civile larvée, mais c’était bien trop tôt pour l’Italie. Et cela le restera tant que les uns n’auront pas le courage de se poser publiquement la question de leurs victimes et que les autres persisteront à les instrumentaliser dans leurs combats politiciens. On ne peut tourner la page sans que soient prises en compte toutes les victimes.

Ma conviction, dans cette affaire, est que l’Italie aura désormais bien moins besoin de juges que d’historiens. Ces derniers peuvent mettre en balance des phénomènes qu’on n’invite pas dans un procès, mais qui sont nécessaires pour « juger » d’un contexte où ceux qui recouraient aux pires méthodes le faisaient pour s’insurger contre une classe politique largement corrompue, mais inamovible, au point qu’une partie d’entre-elle fut effectivement condamnée par la suite, par une nouvelle génération de magistrats.En attendant, d’un point de vue français et à cette époque, que pouvait-on et que devait-on faire ?

Le fantasme ravageur du deus ex machina : II Grande Vecchio

Toute cette population d’exilés italiens avait commencé par survivre, tant bien que mal, dans les mille interstices de la société française, rompue qu’elle avait été, par ses années en Italie, à la pire clandestinité. On a vu, dans les premiers temps, un architecte diplômé faire la plonge dans une pizzeria sous une identité d’emprunt ou tel mécanicien travailler au noir sur des chantiers en tant qu’immigré sans papier.d »autres parvinrent progressivement à valoriser leurs propres spécialités ou à tenir un commerce…

leur annoncer à tous qu’on allait les livrer en masse en acceptant aveuglément toutes les extraditions réclamées par l’Italie, c’était prendre un gros risque. Celui de les voir plonger d’un coup dans une totale clandestinité et de nourrir les rangs d’un grand rassemblement d’insurgés franco-italiens, donc de multiplier de nouveaux Carbonari, autrement plus violents et plus aguerris que ces romantiques du XIX siècle. C’était prendre le risque d’alimenter la contagion entre l’Italie et la France et de répandre ce virus dans toute l’Europe (comme de rares rescapés d’Action directe ou de la Fraction Armée Rouge s’y efforcèrent en vain, vers la fin des années 80). Face aux demandes insistantes de la justice italienne, harcelée par ses polices, pour qu’on lui livre, sans trop regarder, ces « suspects » et leurs supposés « complices », François Mitterrand, en vieil avocat tanné par l’histoire, se refusa à prendre ce risque ;

Embarqués sans distance dans une logique de guerre civile, des médias italiens relayèrent l’impatience de leurs polices. Le thème du « sanctuaire » français des Brigades rouges prit très vite, côté cisalpin et s’amplifia après 1981- et il s’incrustera plus tard sur Internet, en nourrissant diverses théories du complot. Selon ces affirmations sans preuves sérieuses, la France serait devenue « un sanctuaire du terrorisme », sans lequel les italiens seraient venus à bout des Brigades rouges depuis longtemps. Mieux que le havre de repos qu’elle a pu être avant 1981, beaucoup ont voulu voir la France comme une plaque tournante d’où un « grand vieux » (il grande vecchio) organisait ses pires attentats !ce personnage, qui aurait manipulé de l’étranger, à la façon d’un chef d’orchestre, ces mouvances disparates de la violence révolutionnaire italienne, n’a bien sûr jamais existé. Mais, faute de reconnaître que cette violence se nourrissait dans mille canaux de la société italienne elle-même, une certaine pensée policière a justifié qu’il soit activement recherché.

En France, évidemment, où elle a cru l’identifier derrière trois militants italiens « rangés des voitures », qui avaient monté en 1976 un centre culturel faisant office de boîte de formation : l’Institut Hypérion. Quel scénario tentant et quel nom prédestiné pour ce roman de science-fiction ! Il s’agissait surtout d’un banal institut d’apprentissage des langues, fondé par l’italien Vanni Mulinaris et d’autres parmi lesquels Françoise Tuscher, une nièce du célèbre abbé pierre. Dès 1976 une campagne de rumeurs avait été orchestrée de Rome contre Hypérion : là serait le « cerveau » machiavélique et tentaculaire ! Ce centre culturel, sous ses airs anodins, était dénoncé comme « le centre du terrorisme international ». Rien que ça !

…….. L’affaire allait rebondir encore et encore, mais je veux témoigner seulement à la hauteur de ce que j’ai pu en connaître. Disséquons d’abord quelles pratiques, très prudentes et encadrées, furent la cible de ces affaires, organisées surtout pour donner lieu à de dures campagnes de presse contre la gauche au pouvoir en France.

La très pragmatique « doctrine Mitterrand »

……..A peine intronisé conseiller de Matignon, je me suis retrouvé chargé de suivre une première demande d’extradition d’un exilé italien en France. Dès lors va se construire ce que des avocats qualifieront de « doctrine Mitterrand ». La presse a consacré cette expression, histoire de désigner de façon condensée un ensemble de pratiques que nous avons mises en œuvre, à partir de juin 1981, pour instaurer, à l’égard de ces italiens, une contraignante règle du jeu, mais qui leur autorisait un modus vivendi en France, suspendant leurs extraditions.

…….Cette « doctrine Mitterrand, tant son fondement global que ses apparentes ambiguïtés,, repose sur une formule attribuée au président, qui devint ma devise : « le grand problème politique du terrorisme est certes de savoir pourquoi on y entre, mais il est surtout de savoir comment on en sort ! ». Autrement dit, ces italiens voulaient « en sortir » ou non ? Devait-on prendre le risque de les extrader à la chaîne ou fallait-il les inciter à renoncer définitivement à la violence politique, comme ils avaient eux-mêmes commencé à le faire ?

……….Devenu président, Mitterrand a donc opté pour la seconde proposition. Je fus chargé de mettre en œuvre cette option, qui resta non formalisée jusqu’en 1985, quand Mitterrand, au vu des résultats positifs de ce choix, précisa publiquement, lors du 65 ème congrès de la Ligue des droits de l’homme. Le 25 avril 1985, président y tint de discours (que l’on présenta aussi comme « la parole donnée ») : « les réfugiés italiens […] qui ont participé à l’action terroriste avant 1981 ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés : ils le proclament ; ils ont engagé une deuxième phase de leur propre vie et se sont insérés dans la société française. Bien entendu, s’il était avéré que tel ou tel manquait à ses engagements et nous trompait nous frapperions […]. J’ai dit au gouvernement italien que que ces italiens étaient à l’abri de sanctions par voi »e d’extradition. Mais, quant à ceux qui poursuivraient des méthodes que nous condamnons, sachez bien que nous le saurons et que, le sachant, nous les extraderons ! »

On voit que cette « doctrine »n’a jamais consisté à « couvrir » a priori ni à protéger mordicus de toute extradition de récidivistes avérés de l’assassinat politique. A condition que les dossiers transmis par les juges italiens présentent des preuves solides et ne reposent pas sur les trop vagues déclaration d’un délateur. Or, dès la première liste de 142 noms réclamés par l’Italie que me transmit la Chancellerie en 1981, celle-ci me signala que « Rome ne jouait pas vraiment le jeu ». Cette note soulignait « les carences fréquentes des dossiers transmis par la justice italienne » . dans une autre note de la même année, le ministère de la justice précisait : »Rome [nous] informe de la situation pénale de tel ou tel exilé en France, sans que celle-ci soit jamais exposée de façon globale et clairement exploitable, mais fait montre en revanche d’une relative mauvaise volonté à fournir les renseignements supplémentaires sollicités »

………. Après cet état des lieux, je fus chargé par Pierre Mauroy de vérifier cet engagement des exilés-les « asilés-de-fait », comme nous les appelions en 1981, afin de souligner qu’ils ne bénéficiaient pas du statut de réfugié prévu par les conventions de Genève- et d’entrer en contact avec les avocats qui les représentaient pour mettre en route à leur profit des procédures spéciales de régularisations conditionnelles.

Le long « parcours du combattant » de l’italien qui candidatait au séjour non violent en France

Parmi ces avocats contactés par des exilés figuraient Jean-Pierre Mignard et Francis Teitgen, auxquels se joignirent Jean-Jacques de Felice, Irène Terrel et Henri Leclerc, chez qui nous avons tenu les premières réunions visant à dénouer la situation de ces italiens. Pour mettre au point ces procédure de renoncement(à tout recours à la violence et à la clandestinité), il nous fallait un collectif d’avocats spécialisés qui représente le maximum d’italiens concernés. En tant que conseiller du premier ministre, j’ai participé à ces réunions entre avocats, au cours desquelles le situation de 56 premiers clandestins fut d’abord examinée à titre de test.Les avocats de ce collectif retinrent finalement une procédure dite « par listes », de façon à assurer des formes de sortis de le clandestinité – c’était notre priorité – qui puisse mettre en confiance les « hommes de l’ombre » les plus endurcis.

La démarche qui valait renonciation à la violence politique pour ces exilés et qui pouvait amener les autorités françaises à constater et accepter leur sortie, un par un, de la clandestinité, était conçue comme strictement individuelle. Pour vivre en France, ces clandestins ne se « rendaient » pas, ils se rendaient visibles, à des conditions très précises, comme l’indiquait une note de travail que j’ai établie à l’époque – encor conditionnelle, mais qui fut validée ensuite par mon directeur de cabinet. Elle a suivi d’âpres négociations avec les avocats, dans l’intérêt des leurs clients, qui ont d’abord craint de voir toutes ces démarches se refermer sur eux comme un piège policier : « Conclusions des réunions du collectif des avocats réunis à l’initiative de Me Henri Leclerc au cabinet Ornano, en présence de Louis Joinet : 1) les avocats saisis de demandes [de régularisation] en remettraient la liste conjointement aux cabinets des ministres de l’Intérieur et de la Justice ; 2) ces listes ne comporteraient pas les adresses des demandeurs ; 3) ces derniers s’engageraient, en revanche, à se présenter à toute convocation qui leur serait adressée par l’intermédiaire de leur avocat, quitte à se faire accompagner par ce dernier ; 4)un certaine délai d’attente qui, dans certains cas complexes, pourrait être relativement long, serait à prévoir pour permettre une étude approfondie – au cas par cas – de chaque demande par les services concernés.La demande ne donnerait pas droit acquis à la délivrance d’un titre ni u droit automatique à son renouvellement.

Ce dernier point est celui sur lequel il fut le plus difficile de parvenir à un consensus. Cette procédure « des listes » suscita un temps des réserves chez certains avocats, qui craignaient de se retrouver instrumentalisés en auxiliaires de police. D’autant que cette procédure collective se révélait extrêmement lente : par sa minutie et le sérieux d’enquêtes menées au cas par cas, elle allongeait les délais d’obtention d’un titre de séjour. Mais elle mettait les intéressés à l’abri d’interpellations intempestives, chacun étant dûment prévenu de la règle du jeu. Au passage, je souligne la discipline et le sérieux de la Police judiciaire dans cette affaire, menée sur des années avec le minimum d’accrocs. Et je souligne que les Renseignements généraux, souvent si décriés à gauche, ont accompli alors un travail remarquable, échappant largement aux paranoîas cisalpines.

Quand l’affaire Hypérion rebondit, sans la moindre preuve.

Le 2 février 1982, Vanni Mulinaris fut arrêté en Italie, dans la ville d’Udine, où il allait visiter sa mère, alors même que le justice italienne n’avait diligenté aucune poursuite légale contre les responsable d’Hypérion. Il fut mis au secret dans une prison de haute sécurité et son calvaire carcéral durera un an, sans jamais être interrogé : le juge attendait simplement qu’il « craque »….Mais c’était sans compter sur le champion français des causes humanitaires : l’abbé Pierre, l’« insurgé » de l’hiver 1954, patron de l’association Emmaüs et personnalité préférée des Français.

Celui-ci demanda à me voir, je le reçus à Matignon, où l m’expliqua qu’il était intervenu en vain à deux reprises auprès du président de la République italienne, Sandro Pertini : il clamait l’innocence de Mulinaris, cet ami de sa nièce dont il se portait garant, et il se déclarait en totale solidarité avec lui. En homme d’action, il me déclara qu’il allait se rendre en Italie pour y entamer une grève de la faim jusqu’à la libération au moins conditionnelle, de son ami Vanni. Ce qu’il fera, installé pour sa grève de la faim dans l’archevêché d’Udine, en février 1983. Là c’est le juge qui « craqua », en se contentant de placer son prisonnier aux arrêts domiciliaires chez sa mère.

Ce premier élargissement de Mulinaris a déclenché une campagne injurieuse contre l’abbé pierre, censé « protéger Hypérion », l’institut parisien diabolisé et toujours soupçonné sans preuves d’être « un centre terroriste ». Le magazine titra sur cinq colonnes : « Monsieur l’abbé, vous êtes un menteur ! ». Dans plusieurs journaux italiens, l’abbé était présenté comme un « complice du terrorisme ». Cette campagne s’amplifiant au fil des mois (et trouvant ses relais dans l’extrême droite française), je me fis communiquer le rapport de synthèse de l’enquête menée par les Renseignements généraux de 1976 à 1978, sous le ministère de l’Intérieur Christian Bonnet, que personne ne pouvait soupçonner de sympathies gauchistes… au terme d’une surveillance prolongée et serrée, ayant bénéficié des moyens d’écoute les plus sophistiqués (sic), les RG avaient confirmé que les rumeurs venues d’Italie étaient » dénuées de fondement » et qu’ils n’avaient repéré aucune activité répréhensible du côté d’Hypérion.

Sous Gaston Deferre, une nouvelle enquête des RG aboutit aux mêmes conclusions, ce qui n’empêcha pas le grand quotidien Il Corriere della sera de réitérer ces accusations. Le ministre de l’Intérieur français se vit donc contraint de réagir. L’AFP diffusa à sa demande une dépêche « de source autorisée »:contrairement aux indications publiées par Il Corriere della sera, « la direction et le personnel de l’institut des langues Hypérion, situé quai de la Tournelle paris Ve, fondé en 1976 par d’anciens militants d’extrême gauche italiens, sont étrangers à l’activité des Brigades rouges italiennes ». Cette dépêche précisait, « de même source » : « tous les dirigeants de cet institut ont bien fait, il y les autorités a cinq ans, de contrôles approfondis par la police française à la suite de l’affaire Aldo Moro. Les autorités italiennes estimaient en effet à cette époque que l’état-major des Brigades rouges pouvait avoir trouvé refuge quai de la Tournelle. Les policiers français, en revanche, n’avaient rien trouvé à reprocher à ces anciens militants et l’affaire, finalement, avait été classée »

Après une telle mise au point nous pensions avoir réussi à tordre le cou à ces rumeurs sur Hypérion, enterrées ‘pour un temps) sans excuses ni démentis. Mais la campagne antifrançaise de la presse italienne ne cessa pas pour autant. Elle redoubla même, s’en prenant désormais à moi ! Faute d’avoir débusqué Il grande vecchio sur le quai de la Tournelle, des « enquêteurs » italiens se mirent à traquer l’« homme de la doctrine Mitterrand », me soupçonnant, avec ma femme, présidente du Centre international de culture populaire (CICP), de « planquer » des activités des brigadistes dans les locaux associatifs de la rue de Nanteuil, siège de réunions de beaucoup de comités de soutien aux luttes anti-impérialistes dans le monde.

« Les Brigades rouges sont dans Paris ! »… où ça ? Rue de Nanteuil !

En mai 1983, rentrant chez moi de Matignon avec la presse italienne, je lis à ma femme, en guise d’apéritif, la liste époustouflante de ses exploits guerriers… Il Corriere della sera du 22 mai : « le CICP,au 14 de la rue de Nanteuil, à Paris, derrière l’objectif apparent de défendre la culture dans tous les pays, fournit un local de réunion à des éléments appartenant à des groupes terroristes européens (et probablement aussi un lieu de coordination entre groupes européens et moyen-orientaux, comme l’ont confirmé des services français parallèles) ». pour faire bon poids, l’article citait pèle-mêle, parmi ces « terroristes », « des palestiniens », des militants italiens des Brigdes rouges, de Prime Linea, de l’Union des communistes combattants, d’Automia Operaia, ainsi que des extrémistes arméniens et irlandais ». Et c’est ma Germaine, ma Germaine haute comme trois pommes, qui régnerait sur ce nid de serpents, dans le temps que lui laisseraient ses multiples activités médicales et sociales ! Tout cela parce que certains italiens exilés à paris et qui avaient tous renoncé à la violence politique s’étaient réunis rue de Nanteuil, pour discuter notamment de leurs rapports avec leurs avocats français.

Je me suis toujours demandé qui étaient ces « services parallèles » que citaient régulièrement les journalistes auteurs de ce genre d’article. Je n’ai eu que des soupçons concernant des « électrons libres » relevant de la DST. Ainsi un certain Jean Baklouti, ancien directeur adjoint à la DST, se permettra encore de dire, 10 ans plus tard dans VSD, en septembre 1994, sous le titre ronflant « Le « j’accuse » de l’ex-numéro deux de la DST », que j’avais eu « une grosse activité » dans les milieux gauchistes, voire « activistes » - entendez probablement « terroristes ». J’aurais même été membre, selon lui, d’une organisation de soutien aux mouvements de libération nationale du temps de la décolonisation, le « réseau Curiel ! »

Comme on l’a vu, j’ai effectivement lutté contre les colonialismes, au sortir de la guerre d’Algérie, et défendu les droits de nombreux militants de mouvements de libération, nationale ou sociale, mais toujours comme juriste, à ciel ouvert et en toute indépendance.Militant de légende dans certains milieux de gauche, Henri Curiel, né au Caire en 1914, fut un acteur de la décolonisation et de la lutte contre l’apartheid ayant quant à lui choisi d’agir dans l’ombre, en clandestin devant l’Eternel, avec son profil de « communiste à l’ancienne » -il a été assassiné à Paris en mai 1978, sans que ce crime soit jamais élucidé. Inutile de dire que je n’ai jamais collaboré avec son organisation et que je ne l’ai jamais rencontré, ni lui ni ses amis.Au détail près, quant à ses amis, qu’on ne peut jamais être sûr de n’avoir pas croisé des militants agissant masqués. Mais, sans jouer les naïfs, il est facile d’échapper à ces embrouilles paranoïaques quand on sait pourquoi on se bat, sans dévier de ses convictions.

……...La calomnie sur le CICP venait donc d’une source formée par quarante années de guerre froide : il était alors trop tard pour recycler certains de nos « honorables agents » qui avaient été programmés pour voir partout des « rouges », nécessairement agents du KGB. Pour ma femme comme pour moi, se montrer solidaire des mouvements de décolonisation était un acte de civisme. Pour eux c’était une « trahison » de la France ! Mais de laquelle ? Deux cultures s’opposaient, qui ne pourraient jamais s’entendre, même si j’ai souvent eu envie d’en discuter à fond avec un de ces adversaires de l’ombre, afin de lui montrer l’inanité de ses idées reçues. D’autant que, dans cette affaire je n’ai agi que sous mandat du gouvernement, contrairement aux « électrons libres » qui savonnaient la planche de l’action de la France.

Le 12 février 1984, nouveau rebondissement dans la presse italienne. l’hebdomadaire L’Expresso relançait la piste du « grand vieux », avec cette « révélation » : « le grand vieux est un jeune ! » Puis un juge de Venise, Carlo Mastelloni, ressortit encore une fois le mythique Hypérion en délivrant une commission rogatoire internationale qui le qualifiait d’« association criminelle ayant pour but le terrorisme et la subversion et pour objectif la destruction de l’ordre constitutionnel et démocratique de la République italienne par des moyens violents grâce à un réseau couvrant la totalité du territoire national » … En France Le Quotidien de Paris titra alors, sans point d’interrogation : « terrorisme : Managua-Turin-Paris ». (pour la première fois apparaissait cette accusation de « terrorisme » contre les militants français soutenant le Nicaragua sandiniste face aux contras armés par les américains ; elle mettra encore la rue de Nanteuil et Germaine dans le collimateur peu enviable de Minute)

L’hebdomadaire Le Point se concentrait quant à lui sur l’Italie : par trois fois, en 1983 et 1984 (N°515,588,602), il jura que « les Brigades rouges sont dans Paris ». Le 2 avril 1984, on pouvait lire dans Le Point  : « selon les magistrats italiens, la colonne [des BR] implantée à paris ne se contente pas d’aider les terroristes en fuite des différents mouvements. Sa tâche essentielle consiste à relancer la lutte armée en fournissant armes et argent et en tissant des ramifications avec les organisations subversives étrangères » Relisant près de trente ans plus tard les délires de ces vieux Points fanés, je me remémore la fameuse chanson de Serge Reggiani de 1967 : « les loups ououh !ouoouh !/les loups ont envahi Paris/ soit par Issy, soit par Ivry. » Cette fois c’était donc par Nanteuil…

On se susurre que je pilote une « cellule secrète » à Matignon !

Au milieu de ce grand guignol médiatique, le ministre italien de la Défense, Giovanni Spadolini, est monté au créneau. En janvier 1985, il n’hésita pas à déclarer à l’organe de son parti, la voce reppublicana : la France abrite une multinationale du terrorisme apte à frapper dans toute l’Europe ». Le lendemain, à la sortie du conseil des ministres, la porte-parole du gouvernement, Georgina Dufoix, dut donc répliquer : « dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, il est bon que chacun soit responsable dans son propre pays » Et elle fit remarquer que le ministère de l’Intérieur italien, qui venait de rencontrer son homologue Pierre Joxe, lui avait fait part de « réalités différentes »…

Cette campagne commençait quand même à inquiéter sérieusement Matignon. Surtout qu’outre ce qui s’écrit, il y a ce qui se murmure… Certains journalistes faisaient ainsi courir le bruit que je pilotais une « cellule secrète » en charge du dossiers des Italiens, à base de « réunions interministérielles semi-clandestines »… ils évoquaient de prétendues « négociations occultes », organisant le « laxisme » policier, « une clémence automatique » des tribunaux ou des « promesses d’amnistie fermant les yeux sur le passé » des pires criminels. Il s’agissait bien de ruiner le signifiant « Mitterrand » de cette doctrine attachée à son nom.

Rien de vrai, évidemment, dans ces rumeurs malveillantes. D’autant plus que, je tiens à le souligner, le « secret d’État » n’a jamais été ma tasse de thé : lors de mes années à Matignon j’ai toujours refusé d’être habilité » « confidentiel défense », quitte à perdre pas mal d’informations « sulfureuses », ou une priorité sur celles rendues publiques le mois suivant. C’est de oi-même que je respectais la discrétion la plus totale à propos des informations nécessaires à la conduite de mes missions, qu’on ne m’a jamais « mégotées ».

Dans le cas des « renonçants » italiens, passée la discrétion de la première réunion avec le collectif des avocats, il n’y a jamais eu de réunions secrètes, encore moins de semi-clandestinité interministérielle. Mais seulement un très classique groupe de travail interministériel, convoqué le plus officiellement du monde, chaque semestre, au cabinet du ministre de l’Intérieur, pour faire le point sur ces italiens.les cabinets de Matignon et de tous les ministères concernés y étaient représentés : Intérieur, Justice et, en tant que de besoin, Défense et Affaires étrangères.Y figuraient surtout – j’y tenais beaucoup – des fonctionnaires (non politiques) de chaque direction centrale intéressée : pour l’Intérieur, celles de la réglementation, de la police judiciaire et des Renseignements généraux ; et, pour la Chancellerie, un service peu connu mais qui est un rouage essentiel de l’État, le BERI (bureau de l’entraide répressive judiciaire internationale)

Allez donc dire au magistrat responsable du BERI qu’il participait à une entreprise de subversion secrète ! Il n’y a donc jamais eu de « négociations » au sens où certains le laissaient entendre, c’est à dire des rendez-vous avec des hommes de l’ombre qui auraient obtenu telle ou telle faveur pour leur organisation ou leur mouvance. Jamais aucun italien exilé, ni aucun émissaire d’une organisation italienne d’extrême gauche, n’a été reçu dans un ministère par un membre d’un cabinet. La consigne interministérielle, sur laquelle je veillais comme le lait sur le feu, était qu’aucun contact direct n’était possible avec ces italiens, mais seulement, si nécessaire, avec leur avocat français.

Quand les gendarmes de l’Elysée m’inventèrent une maîtresse secrète

Et pourtant il y eut alors, quelque part dans l’État, des gens pour croire, un court moment, à ces sornettes. Je ne peux m’interdire, à cet égard, uns digression drolatique, pour évoquer un épisode intervenu à l’époque, en marge du cas spécial de Toni Negri ancien militant du mouvement autonome « Potere Operaio », que son statut d’universitaire mondialement reconnu mit très à part des autres. Je n’en aurai connaissance que bien longtemps après, grâce aux suites de la révélation en mars 1993 par le Canard Enchaîné de « l’affaire des écoutes » qu’avaient illégalement pratiquées de 1982 à 1986 des gendarmes de l’Élysée sur les lignes téléphoniques de « personnes importantes » - journaliste, avocats, écrivains, responsables politiques etc.

Un jour de 1997 où j’étais venu répondre aux questions techniques dont s’inquiétait un juge d’instruction en charge de l’affaire quant à l’historique des lois sur les écoutes téléphoniques ‘sur lesquelles j’avais travaillé en 1982 sous Pierre Mauroy, puis sous Michel Rocard en 1988), celui-ci me montra fraternellement un document qui, me dit-il « devait vous intéresser ». le 19 février 1997, la police avait mis la main sur un stock de documents que Christian Prouteau, le chef de la « cellule antiterroriste » de l’Elysée, avait mis à l’abri dans un garage de Plaisir ‘Yvelines=. Parmi les transcriptions de ces écoutes illégales, figuraient certaines fiches concernant Toni Negri et une de ses hôtesses parisiennes:au début des années 1980 il avait logé chez elle dans une certaine discrétion, alors que des polices, notamment italiennes, le suivaient à la trace, de colloque en séminaire. Dans une de ces fiches, à côté de cette dame, présentée comme une avocate française, il était mentionné « amie du magistrat Joinet », avec cette précision ajoutée en lettres capitales au-dessus de mon nom : « MAÎTRESSE »

On imagine ma stupéfaction : des gendarmes de la cellule spéciale de l’Elysée avaient donc enquêté, ne serait-ce que quelques heures, sur une liaison imaginaire entre moi et une amie de Toni Negri ! Avec ce mélange bien à eux de professionnalisme gendarmesque et d’intuitions policières empruntées aux Pieds Nickelés, l’un d’entre eux avait-il cru « tenir la clef du sanctuaire » ? Celle d’un homme de Matignon tenue par sa « maîtresse » secrète , liée au « cerveau » Negri, attestant de ce fait d’une prétendue « dérive » de la « doctrine Mitterrand » ?

Dans la minute où je fis cette découverte, ma réaction laissa le juge pantois : j’empruntais son téléphone pour appeler ma femme. Je respectais ainsi un engagement que nous avions pris lors de ma nomination à Matignon, sur les conseils du journaliste Claude Angeli, le rédacteur en chef du Canard enchaîné : pour échapper à tout chantage de ce type dans une période où nous avions lieu de craindre qu’on fasse feu de tout bois contre nous,Germaine et moi nous étions juré de nous prévenir immédiatement dès que l’un de nous croiserait le moindre soupçon sur une « affaire de cœur », pour ne pas dire plus, nous concernant. Lui rappelant notre engagement commun, je mis donc Germaine au courant que j’avais une maîtresse ! Aux dires, du moins, d’un gendarme de l’Élysée.

Je me rendis ensuite chez le bâtonnier pour en savoir plus long sur cette « maîtresse », censée être avocate. Pas trace d’elle au barreau de Paris ni dans aucun barreau de France selon la conférence des bâtonniers. Allait-elle s’évaporer ? . Finalement, Jean-jacques de Felice, avocat de Toni Negri, reconnut ce nom d’écoutée comme étant celui d’une universitaire, parmi les nombreuses relations de son client dans ce milieu. La love affaire se dégonflait complètement.

Faute d’amnistie en Italie, la pacification la française a fait ses preuves

Police et justice italiennes ont finit par reconnaître l’innocence de Vanni Mulinaris : en 1990 il fut finalement acquitté et en 1991, la justice de son pays fut contrainte de l’indemniser pour les années où elle l’avait privé à tort de sa liberté. Sous réserve des « mystères que laisse derrière elle toute situation de guerre ou assimilée, que reste-t-il de ces campagnes de la presse italienne, relayées en France par la droite ?

Au final, comme on sait, cette « doctrine Mitterrand » l’a emporté ‘et, évidemment, son « fusible Joinet » n’a pas eu à « sauter »). Elle ne l’a pas emporté comme « doctrine » ‘aucune aucune position ni aucune politique assumée par un président ne fait jurisprudence par elle-même), mais elle s’est imposée comme une pratique de pacification intelligente, répondant à une situation très spécifique, qu’aucun gouvernement français n’a voulu, par la suite, remettre en cause, malgré quelques rodomontades. J’en ai eu, par moi-même, une preuve manifeste : en 1986 j’ai cédé à mes attributions à Matignon à mon homologue de droite ; mais, de retour en 1988 au cabinet de Michel Rocard, J’ai constaté avec étonnement, que n’était intervenue, dans ces deux ans, aucune extradition d’exilé italien, alors même que plusieurs d’entre-eux avaient été placés sous écrou extraditionel pour quelque temps et que plusieurs juridictions avaient rendu un avis favorable à ces extraditions. Mais les décrets d’exécution n’en avaient jamais été signés, ni par le premier ministre (Jacques Chirac), ni par son ministre de l’Intérieur.

La seule (tardive) extradition fut celle de Paolo Persichetti, un ancien des Unités communistes combattantes. Il publiera en 2005 un livre de prison, Exil et châtiment, où il plaide pour l’amnistie en Italie et critique la droite française d’avoir voulu faire de lui, comme dans une loterie sauvage, l’exception à la doctrine Mitterrand. Elle intervint le 25 août 2002 « grâce » au ministre de la justice Dominique Perben (qui n’aura pas laissé d’autre souvenir inoubliable, si ce n’est le fameux décret du 15 décembre 2004 sur la prescription des peines, qui fit polémique en août 2013 : faute d’avoir été pris par une loi, il entraîna, neuf ans après, la mise en liberté de dizaines de condamnés), alors que le décret confirmant cette extradition avait été signé par Edouard Balladur… en 1994 ! Six années pour se décider à faire ce seul accroc à notre politique !

En 1989, même un Charles Pasqua, peu porté à l’« angélisme » dans ces domaines, se trouva siéger dans une commission repassant au crible le statut accordé à ces exilés italiens. Parmi d’autres témoins des politiques menées à leur égard, j’y fus, bien entendu, convoqué au premier chef. Le rapporteur était « notre » vieille connaissance, le sénateur Jacques Thyraud. Suite à mon audience circonstanciée, je n’eus jamais aucun retour.

La droite intelligente sait pratiquer de tels silences pour ne pas rendre hommage à certaines politiques « de gauche » qu’elle a intérêt à reprendre. Qui ne dit mot consent. Et quant à l’Italie des années 1990, elle était emportée par la grande lessive de l’opération « mains propres », laquelle était une toute autre histoire. Ou en partie l’envers de la même ?