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Article Le Monde Magazine du 23 mars 2022
Me Irène Terrel, l’avocate historique des “ombres rouges”, remonte au front

Par Lucas Minisini

vendredi 1er avril 2022

Depuis quarante ans, cette avocate défend des exilés italiens, anciens militants d’extrême gauche, condamnés à de lourdes peines pour activités terroristes en Italie. Jusqu’à leur arrestation, le 28 avril 2021, sur décision du président Macron. Elle plaide une nouvelle fois, depuis le 23 mars, contre leur extradition devant la chambre d’instruction de la cour d’appel.

“J’imaginais qu’un jour j’irais manger une pizza avec mon père, là où il a grandi, en Italie », souffle Félix, 30 ans. Son père, exilé italien, a été interpellé au printemps. Assise près du jeune homme, au sous-sol d’une cantine italienne du nord de Paris (les noms de famille ne sont pas publiés à la demande des intéressés), le mardi 8 mars, Concetta, 63 ans, répond qu’ils en « rêvaient » tous. Claudio, Pascale et Marie, les trois autres personnes présentes ce jour-là, approuvent. Mais tous savent aussi que c’est impossible. Malgré une « grande angoisse » et beaucoup de « confusion », la petite troupe, soudée, tente de ne pas perdre espoir. Ils se raccrochent à un nom, souvent évoqué dans leurs discussions : Me Irène Terrel, l’avocate de leur mari, de leur épouse ou de leur père. Ces anciens militants radicaux de l’extrême gauche italienne la connaissent, pour certains, depuis quarante ans. D’autres sont devenus des « amis » de l’avocate. Pendant les « années de plomb » (1968-1982), ils ont été accusés d’avoir eu un rôle lors d’attentats terroristes. À l’époque, tous sont condamnés à de lourdes peines de prison. Parfois à la
perpétuité. Comme plusieurs centaines d’anciens activistes, ils fuient leur jugement et trouvent refuge en France à partir des années 1980 et 1990. Ils y fondent des familles, travaillent et envisagent un avenir paisible. Loin de la lutte et de l’Italie. Tout change le 28 avril 2021. À 6 heures du matin, sept d’entre eux (Roberta Cappelli, Marina Petrella, Giovanni Alimonti, Enzo Calvitti, Narciso Manenti, Giorgio Pietrostefani et Sergio Tornaghi) sont arrêtés, en France, par la police antiterroriste. Trois autres (Maurizio Di Marzio, Luigi Bergamin et Raffaele Ventura) suivront peu de temps après. Surnommées les « Ombre rouges » par la presse italienne, en référence aux Brigades rouges, ces dix personnes ont été interpellées sur décision d’Emmanuel Macron, en réponse aux demandes d’extradition insistantesformulées par l’État italien depuis plusieurs années. Les dossiers sont examinés par la chambre de l’instruction, à la cour d’appel, à partir du mercredi 23 mars, chaque semaine, pendant un mois. Dans le
sous-sol du restaurant, Concetta résume : « Nous sommes maintenant entre les mains d’Irène Terrel. »

Rien ne pouvait laisser penser que Me Terrel, aujourd’hui septuagénaire, allait devenir le conseil de dizaines de ces « exilés » italiens, symbole d’un pan tragique de l’histoire italienne. À l’époque, la jeune Irène Terrel, ancienne étudiante en lettres, philosophie et droit, à Paris, choisit de devenir avocate pour « créer une passerelle face à l’institution qui écrase l’individu », raconte celle qui a un temps travaillé avec Gisèle Halimi. « L’essentiel pour moi est de conjuguer le droit, l’humain et le politique. » Elle travaille alors régulièrement avec son époux, Jean-Jacques de Felice, au sein du cabinet qu’il a créé. Il est un avocat respecté, ancien vice-président de la Ligue des droits de l’homme, connu pour avoir défendu des militants du FLN en pleine guerre d’ A lgérie. La première affaire italienne remonte à 1982. Le couple est alors appelé par l’abbé Pierre : le fondateur d’Emmaüs a appris par une de ses nièces, Françoise Tüscher, l’arrestation de Vanni Mulinaris, l’un des fondateurs de l’école de langues Hyperion. L’établissement parisien, dirigé par d’anciens militants italiens, est accusé d’être le « cerveau du terrorisme international » avant d’être totalement innocenté. Le couple d’avocats se déplace en Italie, où ils se font remarquer à force de conférences de presse. À Paris, des personnalités de l’extrême gauche italienne, comme Oreste Scalzone, cofondateur du groupe Potere operaio, conseillent à d’anciens militants de les prendre comme conseils. Les dossiers affluent. « J’ai sillonné la France pour plaider en leur faveur », se souvient Irène Terrel.

En 1985, la France du président Mitterrand a pris un engagement solennel. Fini la justice des dernières années du mandat de Valéry Giscard d’Estaing, qui mène les anciens brigadistes italiens au tribunal : « À la fin des années 1970, on perdait de plus en plus d’affaires et beaucoup étaient renvoyés en Italie », raconte Henri Leclerc, grand avocat à l’origine du cabinet collectif Ornano, très impliqué en faveur des exilés. À l’issue de longues discussions, démarrées en 1981 avec Louis Joinet, magistrat et conseiller du premier président de gauche de la Ve République, surgit alors la « doctrine Mitterrand ». Dans son allocution du 20 avril 1985, prononcée lors du 65e congrès de la Ligue des droits de l’homme, le chef de l’État assure que ces militants seront « à l’abri de toute sanction par voie d’extradition ». À condition qu’ils renoncent à la lutte armée et sortent de la clandestinité. En 1998, dans une lettre adressée à Me de Felice et Me Terrel, et publiée dans Le Monde, le premier ministre, Lionel Jospin, rappelle qu’il n’a pas l’intention de « modifier l’attitude qui a été celle de la France jusqu’à présent ». En tout, quatre présidents (François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande) respecteront cette doctrine. Et, quand
la justice rend un avis favorable au renvoi en Italie, les décisions ne sont pas appliquées, comme dans le cas de Marina Petrella, en 2008, sous la présidence Sarkozy. À 67 ans, l’ancienne membre des Brigades rouges fait aussi partie des dix personnes arrêtées en 2021. « Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais été inquiète de l’extradition puisqu’il n’y en a jamais eu », souligne Me Terrel.

Dans son bureau du 5e arrondissement de Paris, l’avocate, qui a défendu en 2008 Julien Coupat, accusé du sabotage d’une ligne TGV avant d’être relaxé, peaufine ses plaidoiries à venir et les mémoires écrits, longs de plusieurs dizaines de pages chacun. Tout pour empêcher l’extradition de ses sept clients. Malgré les compléments d’information demandés par la justice française, peu d’éléments ont été ajoutés aux dossiers, du côté italien. « C’est d’une arrogance totale, s’agace Irène Terrel, ils partent du principe qu’il n’est même pas nécessaire de répondre aux demandes de la cour et qu’aucun obstacle ne peut empêcher les extraditions. » Mais elle est encore plus choquée par l’attitude de l’État français : le 28 avril 2021, jour de leur arrestation, Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, avoue n’avoir « strictement aucun état d’âme » les concernant. Dans la foulée, en direct sur France Inter, l’ancien avocat compare ces anciens activistes aux « terroristes du Bataclan ». Un « amalgame honteux. À l’époque, en Italie, selon l’ancien président Francesco Cossiga, il s’agissait d’une guerre civile de basse intensité », selon l’avocate. Quel pourrait être l’intérêt d’Emmanuel Macron dans cette affaire ? Irène Terrel peine à trouver l’explication de cette décision politique. Elle insiste : « C’est une trahison de la décision historique de la France. »

Depuis que son mari est décédé, en 2008, Irène Terrel poursuit seule le combat. « Aujourd’hui, on voudrait leur coller l’étiquette de terroriste, loin du contexte politique de l’époque », à en croire Me Terrel. L’avocate évoque l’éloignement des faits, la difficulté à se replonger dans cette période historique et le manque de soutien. Une « frilosité de la pensée » sur ces questions, malgré quelques tribunes : une dans Libération, signée par Jean-Luc Godard, Édouard Louis, Annie Ernaux ; ou dans Le Monde, avec un texte d’Erri De Luca. Pour l’auteur italien, 71 ans, toujours proche de ses « camarades », c’est une question « d’humanité », détaille-t-il, par Skype. Dans son bureau, Irène Terrel insiste sur les longues années deprison qui attendraient ses clients, tous âgés de plus de 60 ans, en cas d’extradition : « Après leur avoir accordé l’asile, ce serait une condamnation à mort. » Elle prend une pause : « Je n’y crois pas. »


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