ANTONIO SAVASTA, PROCÈS-VERBAL, PADOUE, 1 FÉVRIER 1982.
[Interrogatoire de l’accusé devant le procureur adjoint de la République de Vérone, Guido Papalia, caserne du commandement rapide du P.S., Padoue, 1er février 1982, p. 5]
.. (. ..) Il est reconnu que Savasta a deux signes caractéristiques sur le dos de sa main gauche qui, selon lui, ont été causés par des oursins (. ..) ».
ANTONIO SAVASTA, PROCÈS-VERBAL D’INFORMATION SOMMAIRE, ROME, 22 AVRIL 1982.
[Interrogatoire devant le procureur adjoint de la République de Padoue, Vittorio Borraccetti, bureaux Digos, Rome, 22 avril 1982]
« Le 28 janvier dernier au matin, mes camarades et moi qui retenions le général Dozier prisonnier dans l’appartement de via Pindemonte n. 2 à Padoue nous avons pris connaissance de la présence de la police ; nous sommes allés donc dans la chambre au bout du couloir, sauf pour Ciucci qui se trouvait dans la tente avec le général et à qui (Ciucci) j’ai remis l’arme.
A un certain moment, la Frascella qui était restée près de la porte d’entrée nous a avertis d’un remue-ménage venant de l’extérieur ; immédiatement après la police faisait irruption dans l’appartement. Nous nous sommes rendus immédiatement et nous avons aussitôt été sortis de l’appartement et amenés sur le palier ; Di Lenardo a été sorti en premier, puis moi et les autres ; Ciucci a été sortis en dernier. On nous a fait allonger face contre terre avec nos mains sur la nuque. Je me souviens que Ciucci se plaignait et ceci était une source d’inquiétude pour moi et pour les autres, car avant nous avions entendu un coup de feu tiré à l’intérieur de la maison. Nous avons été maintenus sur le palier de l’escalier allongés sur le sol pendant environ une heure ; il me semble que Frascella était près de moi.
Je précise qu’il nous était interdit de nous parler et de nous regarder. Je me souviens encore que nous étions allongés en demi-cercle. Vous me demandez si j’ai remarqué que Frascella avait été ramenée à l’appartement pendant quelques minutes ; je ne suis pas en mesure de donner une réponse à la question ou plutôt je ne me souviens pas d’une telle circonstance mais je ne peux pas non plus l’exclure. Pendant que nous étions sur le palier, j’entendis Libera demander avec insistance à Ciucci comment il allait et inviter les policiers à l’emmener à l’hôpital ; j’ai alors entendu Emilia crier après avoir été battue par
un policier qui lui reprochait explicitement les caresses qu’elle avait faites à Ciucci. Alors que nous étions allongés par terre sur le palier, les policiers nous ont donné des coups de pied ; j’ai personnellement reçu des coups de pied dans toutes les parties de mon corps. En même temps, on nous demandaient notre état civil et nos noms de guerre ; au début j’ai nié les informations demandées, puis voyant que aux démentis suivaient les coups et considérant que ce qu’on me demandait serait facilement découvert, j’ai dis mon nom et le nom de guerre . J’ai entendu à maintes reprises, toujours sur le palier, les cris de mes compagnons ; je n’ai pas crié mais gémi. Vous me demandez si l’un des policiers nous marchait sur les pieds ; je réponds qu’en effet cela aussi s’est produit.
Par-contre je ne pense pas avoir été frappé à coup de pied à la tête. Pendant que nous étions sur le palier, j’ai entendu un des policiers se tourner vers Emilia Libera en lui demandant à plusieurs reprises : « Es-tu une pute ? » et chaque fois qu’Emilia répondait non, elle était battue et j’entendais ses cris. Puis j’ai entendu un des policiers faire des graveleuses sur le compte de Frascella et précisément j’entendis qu’il disait qu’elle avait un beau cul, qu’il se la serait "faite" volontiers et qu’il aurait pu aussi "le faire" avec un pied de biche. Après ces mots ont suivi les grands cris de Frascella, qui alors, je présume, a reçu des coups de pied. Les phrases vulgaires que je rapporte me faisaient penser qu’elle avait été en partie déshabillée ; cependant, je n’étais pas capable de voir ce qui se passait
parce que je devais rester immobile face contre terre. Je ne peux donner aucune information sur le nombre et les caractéristiques des agents qui nous ont retenus sur le palier après leur intervention ; mais les voix de quelques-uns sont restées gravées en moi. Je me souviens de la voix de l’un, qui je pense était un officier parce que les autres le vouvoyaient, et qui disait : « Calme-toi, ne t’enrage pas sur eux », puis je n’ai plus jamais entendu cette voix.
Je me souviens encore d’une voix avec un accent romain de quelqu’un qui est venu vers moi pour me demander s’il devait aller chercher un pull ou autre chose dont j’avais besoin dans l’appartement, puisque j’étais pieds nus et en débardeur : à cette voix j’ai répondu à la hâte que je ne voulais rien.
Puis une autre personne s’est approchée et m’a dit quelque chose comme "qu’est-ce que tu fais, es-tu toujours un connard ?" et m’a donné quelques coups dans le dos ; les deux voix révélaient un accent romain.
La deuxième voix, la mauvaise pour être clair je l’ai entendue à nouveau quand quelqu’un m’a pris par les épaules et m’a soulevé pour m’emmener : je me souviens qu’il a dit : "Mo’ je vais t’arranger". Le premier à être emporté hors du palier fut Ciucci, précisément à cause de sa condition physique précaire ; le dernier c’était moi. J’ai été mis dans une voiture, dont je n’ai pas reconnu le type, et emmené au lieu de détention où je suis resté jusqu’à ce que je sois transféré à Vérone pour le procès.
Avant d’être enlevé du palier, j’avais eu les yeux bandés ; au contraire mes mains avaient été liées avec des bandes de tissu pendant que j’étais encore sur le palier. Je me souviens que le policier à la bonne voix que j’ai mentionné plus tôt m’a également demandé si les liens me faisaient mal.
Pendant la première période de détention à la caserne de CRS (évidemment, je n’ai appris que plus tard l’endroit où nous étions détenus), j’avais les yeux bandés, les mains liées, assis sur une chaise, sans pouvoir dormir et même sans nourriture. Périodiquement quelques personnes entraient dans ma chambre, pas plus de cinq, me semble-t-il, qui me posaient des questions sur l’organisation. Comme j’ai refusé de répondre, j’ai été battu par ces personnes sur toutes les parties du corps, à mains nues sur le visage et sur les épaules, avec un outil que je ne peux pas décrire dans les jambes. J’ai été aspergé à plusieurs reprises d’eau froide sur le cou qui, selon ceux qui agissaient, était de l’acide, évidemment pour m’effrayer. À deux reprises, ils ont fait semblant de me tirer dessus : j’ai clairement
senti l’arme se vider. J’ai été brûlé sur les mains avec des cigarettes dont je porte encore les traces. - Le bureau reconnaît que le témoin a trois petites taches roses sur la main droite et deux petites taches roses sur la main gauche.- Ce traitement s’est produit à deux ou trois, reprises séparées par des intervalles durant lesquels j’ai été empêché de m’endormir sur la chaise. Je ne suis pas en mesure d’indiquer combien de temps a duré ce traitement ; cela m’a semblé prendre beaucoup de temps, certainement plusieurs jours, mais cela dépendait du manque absolu d’orientation dans le temps que j’avais dans ces situations. Les voix de ceux qui m’ont interpellé et battu, plus d’une, ont révélé un accent du sud, ces voix sont complètement différentes de celles des officiers de police judiciaire qui ont ensuite rédigé le procès verbal de mon interrogatoire de police. Pendant ce traitement, j’ai fait des aveux partiels ; je me souviens notamment avoir parlé de la maison de Milan et du dépôt d’armes
de Montello.
J’ai entendu crier mes camarades, et justement j’ai entendu crier Frascella et Libera, mais qui ont arrêté de crier avant moi (moi aussi j’ai crié pendant le traitement), j’ai entendu Di Lenardo crier même après qu’ils aient cessé de me maltraiter. Par contre, je n’ai pas entendu crier Ciucci ; je dois dire à cet égard que ceux qui m’ont maltraité m’ont dit que Ciucci était mort. En plus de me battre, les policiers m’ont dit à plusieurs reprises que j’avais été kidnappé, dans une situation illégale, que si je ne parlais pas, ils pouvaient aussi me tuer parce que personne n’était au courant de mon arrestation. A un certain moment, les mauvais traitements cessèrent, car évidemment les informations que j’avais données ont
convaincu les agents que j’avais cédé. Je me souviens arrivèrent à un certain moment des agents dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, qui m’ont apporté du lait chaud, m’ont donné du chocolat et m’ont d’abord traité avec gentillesse.
C’étaient les agents de Gênes : je peux l’affirmer car lorsque j’ai été libéré du bandage sur les yeux, j’ai relié la voix que j’avais entendue de la personne qui m’avait apporté le lait à celle des gendarmes génois. En me rappelant mieux la succession des événements, je précise : avant l’arrivée des Génois, deux personnes étaient apparues dans la salle, parlant d’une voix altérée ; ils ont commencé à me frapper à la tête et à pointer des armes sur mes tempes, menaçant de me tuer. Je leur ai dit que j’avais déjà parlé, mais ils m’ont répondu qu’ils s’en fichaient et qu’ils voulaient quand même me tuer. Ils disaient qu’ils étaient « les justiciers ». Je me souviens que je leur ai demandéà être accompagné à la salle de bain ; ils m’ont accompagné en continuant les menaces de mort ; à un certain moment ils m’ont
demandé si le tueur de Taliercio avait été Di Lenardo et j’ai répondu oui (alors que ce n’était pas vrai car c’était moi qui avait tué Talierco). C’est après le départ des « justiciers » que les Génois sont entrés dans ma chambre en m’apportant du lait : ils m’ont assuré que tout était fini et qu’ils avaient renvoyé ceux qui m’avaient maltraité. Au bout d’un moment, je fus conduit les yeux bandés dans une autre pièce où l’on m’a demandé si je voulais nommer un défenseur de confiance ; je répondis que je ne
voulais désigner personne et j’ai signé le procès-verbal. Pour signer, on m’a enlevé mon bandeau et j’ai pu voir que dans la pièce il y avait cinq personnes portant des sous-casques et une sixième personne tapant sur une machine à écrire et portant des lunettes noires et une casquette. J’ai de nouveau eu les yeux bandés et on m’a conduit dans la pièce.
Peu de temps après, à la Frascella, Libera, Ciucci et moi nous avons été autorisés à nous rencontrer et à cette fin, nous avons été emmenés dans la chambre de Libera et libérés du bandage sur les yeux. Je me souviens que Ciucci a été amené dans un fauteuil roulant, du type bureau, parce qu’il ne pouvait pas marcher ; je me souviens l’avoir serré dans mes bras et avoir senti qu’il saignait toujours, plus précisément qu’il était toujours couvert de sang sur la tête. Il souffrait également de côtes cassées.
Lors de cette réunion, nous avons tous les quatre décidé de collaborer avec l’autorité chargée de l’enquête. Di Lenardo n’était pas avec nous, je ne sais pas s’il était dans sa chambre ou ailleurs, on n’entendait pas sa voix. Après cette rencontre, on nous a ramenés dans nos chambres et on nous a de nouveau bandé les yeux ; quant à moi, j’ai commencé à raconter mon histoire aux Génois. Je ne sais pas quand se sont produits les faits que j’ai racontés récemment, à commencer par l’intervention des justiciers, car je n’avais pas la notion du temps : nos chambres n’étaient pas éclairées par la lumière du soleil mais toujours par la lumière électrique, puisque les volets des fenêtres étaient toujours baissés. Je n’ai donc pas distingué le jour de la nuit. Si je me souviens bien, c’est avant la rencontre
entre nous quatre détenus que, après avoir été libéré du bandage sur les yeux, j’ai demandé à l’un des policiers quel jour on était et on m’a répondu que c’était le 31 janvier.
Je pense que le procès verbal d’interrogatoire de la police a été rédigé lorsque j’ai commencé à parler après la réunion dont j’ai parlé. Le lendemain, je fus interrogé par le magistrat, à qui je n’ai pas dit ce qui s’était passé. Mais que mes conditions de santé étaient précaires semble évident (je ne pouvais même pas marcher car j’avais mal à la jambe), à tel point que l’avocat commis d’office a fait remarquer au juge qu’à son avis je n’étais pas en mesure de répondre à l’interrogatoire. D’ailleurs, j’ai moi-même décidé de faire l’interrogatoire quand même car j’avais désormais choisi de collaborer.
Le traitement que j’ai subi a eu une influence dans le sens de me faire faire les premiers aveux partiels, mais les raisons de la collaboration sont toutes politiques et ne résident pas dans le souvenir des souffrances subies ou dans la peur de nouvelles souffrances. Cela concerne les raisons politiques énoncées dans les documents que nous avons élaborés et rendus publics au cours du procès de Vérone.
En résumé, je peux dire que ces raisons ont consisté dans la situation personnelle et politique précaire vécue ces derniers temps, dans la réflexion sur la crise de l’organisation dans laquelle s’étaient manifestés les graves conflits de ces derniers temps, sur le manque d’enracinement dans classe ouvrière et dans les masses, sur les défaites subies, sur la conviction que continuer la lutte armée relève désormais de l’aventurisme.
Je n’ai déposé aucune plainte pour les mauvais traitements que j’ai subis, tout comme mes camarades ne l’ont pas fait, à l’exception de Di Lenardo, car mes camarades et moi nous sommes convaincus que ces mauvais traitements impliquent de grandes responsabilités politiques au sommet des appareils d’État et que le problème de la torture ne peut être résolu en inculpant des individus à des niveaux modestes. La guérilla est un processus politique qui a remis en cause les fondements de la société démocratique et a provoqué l’émergence et l’affirmation d’une attitude « militaire » de l’État dans la lutte contre le terrorisme ; c’est cette attitude militaire qui provoque la pratique de la torture. Mais en
même temps que l’incapacité de l’État à répondre autrement, c’est-à-dire en résolvant ou en répondant aux problèmes politiques posés par la guérilla, celle-ci a pris des formes de groupuscules absolument étrangers aux masses, faisant par ailleurs payer à elles aussi les conséquences de l’émergence du courant militaire. C’est pourquoi nous avons critiqué et nous sommes désolidarisé du projet de la lutte armée. Quant à la torture, je suis convaincu que L’Etat ne peut se comporter différemment vis-à-vis de la guérilla. D’autre part, je crois qu’il y a toujours eu une forme de torture envers les membres d’organisations armées, tel étant à mes yeux le régime des prisons spéciales où les passages à tabac sont fréquents et l’isolement qui implique l’anéantissement psychique du détenu. Je ne suis donc pas
surpris de ce qui s’est passé après notre arrestation. Pour les mêmes raisons pour lesquelles je n’ai pas porté plainte, j’ai d’abord résisté à la demande que vous m’avez faite de raconter ce qui s’était passé après notre arrestation et seulement après que vous m’ayez rappelé qu’en étant entendu comme témoin je n’avais pas le droit de ne pas témoigner, mais j’avais l’obligation de dire la vérité, sanctionné par la loi, j’ai dit ce que je sais.
A Vérone, pendant le procès, j’ai appris d’Emilia Libera qu’elle aussi avait été maltraitée ; Emilia m’a dit qu’elle avait été déshabillée et battue aux seins et aux organes génitaux. D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, je l’avais entendue crier quand nous étions dans la caserne de CRS ; pas seulement cela, mais ceux qui m’ont maltraité, connaissant notre lien affectif, m’ont fait remarquer qu’ils la maltraitaient.
(. ..) De Giovanni Ciucci, j’ai eu ce récit : lorsqu’il a été transporté à l’hôpital, il avait déclaré son état civil au médecin, ajoutant qu’il était un militant BR. Dans la chambre où il se trouvait deux personnes cagoulées sont apparues, qui avaient demandé plusieurs fois au médecin s’il était en danger de mort ; le médecin a répondu que ce danger n’existait pas mais que les conditions sanitaires étaient graves.
Les deux avaient finalement décidé de l’emmener ; il avait remarqué que sur le rapport le concernant, au lieu de l’état civil qu’il avait donné, il était écrit "n.n. ". Pendant les premiers jours de détention, les policiers ont souvent resserré le bandage dont le nœud était en plein sur la blessure à la tête, qu’il demandait au contraire qu’il soit desserré. En plus, quelqu’un lui avait marché sur les côtes. La raison décisive qui l’a poussé à parler était pour lui le mal de tête.